Les métamorphoses de la petite bourgeoisie radicalisée

Pour les gens qui ont dépassé largement la soixantaine, la situation politique présente semble assez déconcertante. Les causes pour lesquelles nous militions, causes qui étaient aussi celles de nos parents et de nos grands-parents, voire de nos arrière-grands-parents, semblent avoir disparu de l’horizon politique. Qui pense encore à l’union fraternelle des travailleurs de tous les pays ? Nous pensions que la défaite du nazisme avait porté un coup sévère au racisme. Quelle n’est pas notre surprise ! L’antiracisme à la mode réhabilite la notion de race en faisant de « l’homme blanc » l’ennemi principal et du « privilège blanc » le privilège par excellence. Nous croyions que l’égalité de l’homme et de la femme se réaliserait dans la lutte commune pour abattre l’exploitation capitaliste. Que nenni, nous disent les féministes branchées : dès lors qu’il est blanc, l’ouvrier est le pire des machos et certaines proposent même de « sortir de l’hétérosexualité », ce qui est certainement le moyen le plus radical pour en finir avec l’humanité, sauf si on garde quelques mâles reproducteurs dans des enclos réservés jadis aux taureaux. Tout ce que nous considérions comme des diversions inventées par la classe dominante pour assurer son règne (dividare ad regnandum, disaient les Romains) est maintenant glorifié sous le nom baroque d’intersectionnalité, ce qui désigne pour une partie importante de la « gauche radicale » la nouvelle stratégie de lutte en vue d’un objectif désormais sans nom. La « révolution citoyenne » chantée par certains est évidemment une phrase creuse, même si l’un de ses promoteurs va même jusqu’à parler d’une « théorie de la révolution citoyenne », comme on parlait jadis chez les trotskistes de « théorie de la révolution permanente ». Toutes sortes de théories extravagantes (au premier abord) occupent le devant de la scène médiatique, affublées des habits de la révolte ou de la rébellion.

Pourtant, à y regarder de plus près, puis à prendre un peu de recul historique, à se remémorer l’ambiance des « groupuscules » des années 1960-1970 on voit se dessiner des ombres presque familières. Au fond, les groupes de fous hystériques qui demandent l’interdiction des livres, des films, des tableaux et même des mots non corrects et autres billevesées sont l’ultime phase de la décomposition de la petite bourgeoisie radicalisée. C’est l’histoire de cette petite bourgeoisie radicalisée (la PBR !) que nous allons essayer de retracer.

Sur la petite bourgeoisie

Une précision s’impose d’emblée. La catégorie sociale de « petite bourgeoisie » est très floue. Il y a une petite bourgeoisie traditionnelle composée de ceux qui ne sont pas salariés, possèdent leurs moyens de production, mais ne sont pas à proprement parler des capitalistes : ils vivent de leur travail et ont parfois quelques salariés. Les commerçants, artisans, paysans et professions libérales entrent dans cette catégorie. Ils sont d’abord attachés à leur indépendance. Avoir un patron est souvent considéré comme une déchéance. Parmi les membres de cette petite bourgeoisie traditionnelle, on trouve des ouvriers qui ont économisé pour se mettre « à leur compte », justement pour cesser d’avoir un patron. Certains éléments de cette classe réussissent et finissent par posséder des entreprises d’une certaine taille, mais pour beaucoup la situation est toujours périlleuse. La paysannerie est typique de cette situation : une minorité a rejoint la classe capitaliste et une majorité misère sur des exploitations de plus en plus menacées. Mais c’est vrai de toutes les catégories de cette petite bourgeoisie traditionnelle : ainsi 7000 bistrots environ ferment chaque année. Les grandes surfaces, l’e-commerce ou les chaînes (type restauration rapide, Starbucks, etc.) menacent des milliers de commerces indépendants. Nombreux furent ces travailleurs indépendants et petits patrons à se retrouver dans le mouvement des Gilets jaunes.

Il existe une autre petite bourgeoisie qui peut formellement être salariée, mais vit en réalité non pas de la vente sa force de travail, mais de ses prestations plus ou moins intellectuelles. On y trouvera le vaste monde des artistes et intellectuels de la « classe moyenne supérieure ». Ils sont universitaires, hauts fonctionnaires, « experts » en tous genres, journalistes, essayistes, etc. À l’intersection du prolétariat et des basses couches de la bourgeoisie, ils ont une double face. D’un côté, ils ne sont pas capitalistes ou seulement marginalement — ils ont quelques placements, mais rien de suffisant pour être assimilés à la classe capitaliste. Mais de l’autre côté, ils ne sont pas non plus des membres de la classe des ouvriers et employés, du prolétariat au sens large. En effet, leur aspiration première est non pas d’améliorer leur condition en tant que travailleurs, mais de se placer au-dessus de la classe des travailleurs : ils se pensent comme ceux qui doivent, éventuellement éduquer « les masses », les diriger ou de, toute façon, de ne jamais se mélanger au « petit peuple ». Ils se sentent comme partie prenante de la classe dominante dont ils partagent les idéaux. C’est une différence avec les anciennes classes instruites que formaient les enseignants. Le corps enseignant d’antan, largement syndiqué n’avait, certes, rien de très prolétarien par son niveau de formation ou son mode de vie et pourtant il était lié historiquement au syndicalisme ouvrier, dont il a partagé les heurs et malheurs. Et surtout les enseignants venaient souvent des couches populaires et symbolisaient l’ascension sociale : les enfants de paysans devenaient instituteurs, les enfants d’instituteurs passaient le concours de l’ENS et pouvaient se hisser ainsi jusqu’au sommet de la république. Les nouvelles classes instruites ne sont absolument pas dans les mêmes dispositions, même quand leurs revenus ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des enseignants. Notamment parce qu’elles sont issues elles-mêmes des classes moyennes — la proportion dans les CPGE d’enfants issus des classes populaires a chuté au cours des dernières décennies de « démocratisation ». Ces nouvelles classes instruites sont également différentes des anciennes classes supérieures instruites, comme les ingénieurs. Ceux-ci qui faisaient partie jadis de la classe dominante — qu’on songe aux ingénieurs des mines — ou qui constituaient les grands corps de l’État sont maintenant très nettement dépassés, en nombre, par des ingénieurs issus de ces nombreuses écoles qui se sont ouvertes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’ingénieur à l’ancienne est maintenant minoritaire. Beaucoup d’ingénieurs sont juste au-dessus des contremaîtres et techniciens. Ils ont des meilleurs salaires que les ouvriers qualifiés, mais comme eux ils occupent une position nécessaire dans le procès de production, indépendamment des rapports sociaux existants. Et leur chance d’échapper aux contraintes fondamentales du salariat est à peu près nulle.

À côté de ces couches salariées « utiles » quel que soit le mode de production, figure aussi toute une nouvelle classe intellectuelle purement parasitaire de manageurs qui se situent entre les anciens contremaîtres, les garde-chiourmes du capital et les cadres supérieurs (DRH, directeurs commerciaux, etc.). Sortis souvent des écoles de commerce, ils ont été formatés pour se croire les dirigeants naturels de la société. Pour l’essentiel, ces couches sont purement parasitaires : elles vivent des miettes tombées de la table de la grande bourgeoisie capitaliste et font immanquablement penser au chien de la fable de La Fontaine. Si les trois quarts disparaissaient, on ne verrait aucune différence au niveau de la production, sinon un abaissement drastique des faux frais de la machine capitaliste. Au mieux, ils sont les sous-officiers de la classe capitaliste et ne peuvent vivre qu’en se berçant d’illusions. Une minorité se rend assez vite qu’il n’est pas très satisfaisant « d’occuper son intelligence à des conneries » (professeur Shadoko) et mettent en cause ces « bullshit jobs ». On en retrouve certains bûcherons, éleveurs chèvres, artisans. Ceux-là sont sur la voie du salut ! Juste au-dessus on trouve les officiers de la classe capitalistes, ceux qui peuplent les cabinets ministériels, la haute administration, contrôlent les médias ou « managent » les partis politiques de gouvernement. L’équipe des « bébés Strauss-Kahn » qui constitue la colonne vertébrale du macronisme en est un bon exemple. Comme en sont aussi les journalistes vedettes de la presse écrite, mais surtout audiovisuelle. Hors classe : les artistes à la mode, qui doivent se montrer partout où il y a la moindre caméra et sont recyclés dans la leçon de morale à destination des pauvres qui doivent moralement accepter de devenir encore plus pauvre. Au bord de la piscine de leur luxueuse villa, ils demandent aux gens de cesser de manger de la viande ou de rouler au gazole.

En regardant les choses avec un point de vue un peu décentré, toute cette classe moyenne parasitaire ressemble fort à feu la nomenklatura soviétique. Comme elle, elle ne tient sa place ni de son savoir ni de son travail, mais uniquement du bon vouloir de la machine de pouvoir tant public que privé. La seule différence est qu’il n’y a pas de camps (c’est important) pour assurer la fluidification sociale. Tous ou presque ont des parachutes plus ou moins dorés. Il fait faire une place à part ici à la haute fonction publique française et spécialement à l’inspection des finances et quelques autres grands corps de l’État. Lauréats d’un concours où la discipline majeure s’appelle conformisme, ils occupent les positions centrales de l’État. Conseillers des princes, ils dictent en réalité les grandes orientations des présidents et ministres, quelles que soient leurs couleurs politiques affichées. Naviguant en toute sérénité entre public et privé, entre les banques d’affaires et les finances de l’État, leur carrière est garantie : risque zéro et belles promotions toujours possibles.

Mais cela ne peut pas durer. Les places deviennent de plus en plus chères, la concurrence est féroce et ils commencent à se battre entre eux à coups de #metoo. Pour leurs enfants — car il leur arrive d’avoir des enfants (ou d’en acheter) — la situation sera beaucoup moins drôle et des privilèges qu’on ne peut pas léguer perdent une bonne partie de leur valeur. Cette classe moyenne supérieure pourrait tenter comme l’ex-nomenklatura soviétique, de s’approprier des lambeaux des propriétés de l’État et devenir directement membre de la classe capitaliste, comme le sont les oligarques russes ou chinois. Mais là encore, il n’y en aura pas pour tout le monde.

La bureaucratisation du monde

La place qu’ont prise les classes intellectuelles mériterait d’être resituée dans un mouvement plus général analysé dès la fin des années 1930 par le trotskiste italien Bruno Rizzi dans son livre intitulé La bureaucratisation du monde. Rizzi voyait dans le système soviétique stalinien, le nazisme et le fascisme et enfin le new Deal de Roosevelt trois développements convergents du mode de production capitaliste à notre époque, ce qu’il nomma justement « bureaucratisation du monde ». La thèse de Rizzi s’inscrit dans un débat qui porte sur la nature de l’URSS, débat qui oppose Trotski et Yvan Crépeau, le premier tenant l’URSS pour un État ouvrier dégénéré et le second pour un collectivisme bureaucratique. Cependant se poursuivra dans les mêmes termes opposant Trotski à deux membres du SWP (parti socialiste des travailleurs, trotskiste), James Burnham et Max Shachtman. On trouve toutes les interventions de Trotski dans le recueil Défense du marxisme. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouvera cette discussion sur l’URSS principalement entre les trotskistes orthodoxes et ceux qui, derrière Cornelius Castoriadis, vont fonder Socialisme ou Barbarie. Si on résume schématiquement ce qui est en cause : pour les marxistes orthodoxes — et les trotskistes en font partie — les deux seules classes sociales aptes à dominer la société sont la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Il ne peut pas y avoir de « classe bureaucratique » comme le soutient Rizzi. Mais l’avantage de Rizzi tient à ce qu’il a une vue plus large. Concluant son analyse de l’URSS, il écrit sous la tête de chapitre « Le règne de la petite bourgeoise » : « C’est ainsi que nous le définissons, car ce phénomène est général et non seulement russe. En U.R.S.S. ce phénomène est surtout bureaucratique, parce qu’il est né de la bureaucratie ; mais dans les pays totalitaires, il se nourrit naturellement parmi les techniciens, les spécialistes, les fonctionnaires syndicaux du parti de toutes espèces et couleurs. Sa matière première est tirée de la grande armée de la bureaucratie étatique et paraétatique, des administrateurs des sociétés anonymes, de l’Armée, de ceux qui exercent une profession libre et de l’aristocratie ouvrière même. »

La place qu’a prise cette petite bourgeoisie bureaucratique dans le mode de production capitaliste découle de l’évolution même de ce mode de production, évolution que Marx avait déjà analysée sans pouvoir encore en tirer toutes les conclusions. Rappelons tout de même ce que Marx nous a appris. La dynamique du mode de production capitaliste conduit à la concentration et à la centralisation du capital. Des firmes gigantesques prennent progressivement la place des petites entreprises capitalistes. Dans ces firmes, le travail de direction du procès de travail n’est plus effectué par le capitaliste, mais par des fonctionnaires du capital, des cadres et des manageurs, formellement salariés et licenciables, bien que leur participation à la distribution de la plus-value soit assez notable. Autrement dit, et c’est le premier point, l’expropriation des capitalistes se fait chaque jour par la logique même de l’accumulation du capital.

En second lieu, la socialisation croissante du procès de production dont chaque partie dépend toujours plus d’une longue chaîne interne et externe à l’entreprise, suppose une croissance plus que proportionnelle de tâches de coordination et des processus de surveillance. Dans le même temps, cette production est de plus en plus dépendante de la maîtrise de techniques complexes, qui nécessitent des connaissances scientifiques sérieuses. Même si l’expression est douteuse, du point de vue même de l’analyse marxienne, la science devient ainsi comme « une force productive directe » ainsi que le dit Marx dans un passage très (trop) commenté des Grundrisse.

En troisième lieu, la propriété du capital elle-même devient une propriété sociale : le développement du crédit et des sociétés par actions, indispensables moyens de centralisation du capital et de production de capital fictif, laisse le capitaliste lui-même aux marges du système. Il existe effectivement de richissimes capitalistes qui contrôlent indirectement une part considérable de la richesse sociale, mais ils ne représentent en capital qu’une petite minorité face aux investisseurs institutionnels, aux banques, aux fonds de pension, aux fonds souverains, etc.

En quatrième lieu, la plateformisation de l’économie avec l’introduction des tout-puissants acteurs de « l’économie numérique, les GAFAM et leurs émules qui tendent à devenir un pseudo-marché et accaparent en tant qu’intermédiaires une part considérable de la plus-value qu’ils n’ont produite eux-mêmes à aucun titre. Avec quelques dizaines de milliers d’employés tout au plus, ces entreprises ont une capitalisation boursière bien supérieure aux mastodontes du commerce comme Wall Mart (1,2 millions d’employés) ou de l’industrie automobile. Cette capitalisation extravagante reflète simplement la capacité des GAFAM et tutti quanti à accaparer la plus-value produite dans les secteurs productifs de l’économie.

Enfin, au-dessus de cet édifice de plus en plus complexe du capital, les décisions stratégiques et d’organisations tendent à être remplies par les gros cabinets d’audit, BCG, KPMG, MacKinsey, Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Bain & Company, etc. Ces groupes emploient au total des centaines de milliers de personnes. PwC à lui seul employée 260000 personnes pour un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de dollars. KPMG a 270000 employés. Deloitte a 330000 employés. Les sept majors emploient plus d’un million de personnes. Chaque année, ils renouvellent un quart de leurs employés… qui se retrouvent dans les cadres dirigeants des entreprises auditées !

On voit ainsi que la bureaucratie capitaliste, cette bureaucratie invisible qui dénonce tous les matins comme un mantra la bureaucratie, n’a rien à envier à la bureaucratie soviétique. Sinon qu’aucun « idéal » ne vient entraver son cynisme et qu’elle n’a donc besoin ni de purges ni de féroces luttes idéologiques pour dominer. Max Weber avait clairement identifié la domination de la bourgeoisie comme « domination bureaucratique ». On devait continuer sur les traces de ce penseur éminent. On lira aussi avec profit Bureaucratie de David Groebber.

On pourrait donc donner crédit aux thèses de Bruno Rizzi. L’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle est bien l’histoire de la bureaucratisation du monde. La révolution prolétarienne a été battue par la managerial revolution, pour reprendre le titre du livre de James Burnham, publié en 1941, peu après sa rupture avec le trotskisme, un livre qui a inspiré le 1984 d’Orwell. Il faudrait maintenant ajouter deux thèses.

Premièrement, la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas cette classe débile que dépeignent les marxistes orthodoxes. Contrôlant des portions importantes de la machinerie du mode de production capitaliste, elle est consciente de sa valeur et réclame sa part du gâteau, sinon le gâteau tout entier (une tentation qui l’amène pousser le flirt avec les idées révolutionnaires).

Deuxièmement, une partie de cette petite-bourgeoisie a vu dans le mouvement ouvrier et les idéaux socialistes un moyen de conquérir le pouvoir pour son propre compte. Pour ce faire, elle a non seulement adopté les mots et les slogans du socialisme — ce fut le cas dans les pays ex-coloniaux, tous, presque sans exceptions, tombés du Charybde de la domination impérialiste dans le Scylla des tyranneaux autochtones qui le plus souvent n’ont fait que suivre les traces des anciens maîtres. Dans les pays capitalistes avancés, la petite bourgeoisie intellectuelle a fait sa jonction avec l’oligarchie du mouvement ouvrier, née des victoires mêmes du syndicalisme et des partis socialistes et que Robert Michells a si bien analysée.

Nous allons maintenant essayer de tester la validité de ces deux thèses en nous plaçant du point de vue de l’histoire du mouvement ouvrier traditionnel et en suivant corrélativement le destin de la partie radicalisée de la petite bourgeoisie.

Préhistoire de la promotion de la petite bourgeoisie : la naissance du Tiers-mondisme et l’encerclement des villes par les campagnes.

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, globalement, le marxisme avait une doctrine assez simple : c’est la classe ouvrière qui devait abattre le système capitaliste et le remplacer par une société nouvelle, fondée sur la maîtrise collective des grands moyens de production et d’échange et ouvrant une longue période qui mènerait au communisme. Et la classe ouvrière ne pouvait accomplir cette tâche historique qu’en prenant appui sur le point le plus élevé du développement du mode de production capitaliste. Marx et Engels pensaient que les États-Unis, l’Angleterre et sans doute les Pays-Bas étaient les pays les plus murs pour le socialisme, parce qu’ils étaient économiquement développés et que les habitudes démocratiques permettaient même d’envisager un passage pacifique au socialisme. À la fin XIXe siècle et au début du XXe, le centre de gravité du mouvement ouvrier s’était déplacé vers l’Allemagne en raison du développement industriel de l’Allemagne et de la puissance du mouvement ouvrier organisé par la SPD, la social-démocratie allemande qui avait surmonté les lois antisocialistes de Bismarck et contrôlait syndicats, coopératives, et de nombreuses positions électorales.

Toute cette période fut génératrice de nombreuses illusions qui se fracassèrent en août 1914. Nous avons essayé ailleurs[1] de comprendre le destin du marxisme et notamment les raisons de l’effondrement des partis ouvriers face à la guerre qu’ils s’étaient juré de refuser et d’empêcher par la grève générale — la résolution proposée par Jaurès avait été adoptée à l’unanimité par le congrès de Bâle en 1912. Il suffit pour notre propos que cette période et les événements tragiques qui la marquèrent ont provoqué dans l’histoire du mouvement ouvrier et dans l’histoire du marxisme un tournant qui était tout autre que celui théorisé par Lénine, Trotski et les « internationalistes ». En effet, c’est dès 1914 qu’apparaît une idée qui va faire son chemin : la classe ouvrière des pays capitalistes avancés n’est plus vraiment une classe révolutionnaire. Elle est dominée par une « aristocratie ouvrière » payée par les surprofits impérialistes et par là devenue un soutien de sa propre bourgeoisie impérialiste. On peut trouver les origines de cette idée d’aristocratie ouvrière chez Marx et Engels lorsqu’ils discutent de la situation en Angleterre. Ils constatent que la bourgeoisie britannique a cédé à un certain nombre de revendications sociales pour mieux stabiliser la situation et permettre un nouveau développement du capitalisme. Pour autant, ils n’en tiraient aucune conclusion concernant les perspectives historiques.

Avec la guerre et le ralliement à l’union sacrée des principaux partis de l’Internationale, les choses vont commencer à changer. Va apparaître la caractérisation des vieux partis ouvriers comme « partis ouvriers -bourgeois », ouvriers par la composition sociale, mais ralliés à l’ordre bourgeois par la direction. Cette caractérisation entraîne des conséquences politiques stratégiques : à la fondation de l’Internationale communiste, il s’agit non d’unir le mouvement ouvrier sur une nouvelle base, mais d’abord d’organiser des ruptures. Il s’est agi non seulement de rompre avec les « sociaux chauvins » qui avaient voté les crédits de guerre, mais aussi avec les pacifistes qui avaient combattu la guerre, mais se refusaient à suivre en toutes choses les bolcheviks. En France, la fondation du PCF a été l’occasion d’une opération assez odieuse qui avait comme cible Jean Longuet, le petit-fils de Marx. Longuet avait l’animateur de la tendance de la SFIO qui allait devenir majoritaire en faveur de la nouvelle internationale. Mais il refusait les « 21 conditions ». Il fut qualifié comme « agent déterminé de l’influence bourgeoise sur le prolétariat » dans un télégramme envoyé par Zinoviev aux congressistes. Ce sectarisme des dirigeants de l’Internationale communiste va se retrouver en Allemagne, où l’immense majorité des ouvriers favorables à la révolution communiste se retrouve dans le parti socialiste indépendant (USPD) et dans le « réseau des hommes de confiance », qui, au fond, sont très représentatifs de cette « aristocratie ouvrière », composée d’ouvriers qualifiés, instruits et syndiqués et pas du tout des couches inférieures du prolétariat.

Mais en 1920, face au blocus économique et à l’encerclement militaire d’un pays qui sortait difficilement de la guerre civile, les bolcheviks se sont mis à la recherche d’un substitut au prolétariat occidental défaillant et ils le trouvèrent dans les « peuples d’Orient ». Le premier « congrès des peuples d’Orient » se tient à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan en septembre 1920. Ce congrès « apolitique » selon les dirigeants russes qui l’organisent est surtout composé d’un côté de militants communistes, de communistes musulmans et de l’autre de groupes musulmans nationalistes qui n’avaient absolument aucune envie de soutenir les communistes. L’Internationale communiste tenta de se présenter comme l’organisation capable de défendre l’islam contre les colonialistes européens. Dans ce congrès où une majorité de délégués était de confession musulmane (principalement des musulmans des républiques autrefois intégrées à l’empire tsariste), on entendit des appels au « djihad » et à la « guerre sainte ». Les dirigeants communistes pensaient que cette guerre sainte se transformerait presque naturellement en guerre révolutionnaire contre l’impérialisme. Ce fut une tragique méprise. Bientôt, les « alliés » djihadistes se muèrent en féroces chasseurs de rouges. En Chine, les choses allèrent un peu différemment. Le parti communiste soutint d’abord le Kuo-Min-Tang (KMT) de Tchang Kai-chek, chargé d’accomplir la révolution démocratique bourgeoise, condition préalable à la révolution prolétarienne. Mais en avril 1927, la prétendue bourgeoisie nationale se retourna contre les ouvriers de Shanghai qui avaient victorieusement chassé les seigneurs de guerre locaux. La répression fut féroce : Tchang, soutenu par les propriétaires fonciers qui voyaient d’un mauvais œil les revendications de réforme agraire, procéda à des massacres massifs et des arrestations de militants, principalement communistes. On lira avec profit sur cette question La tragédie de la révolution chinoise d’Harold Isaacs. Après cette épouvantable défaite, c’est Mao qui prit les rênes du parti et après la « longue marche » qui devait conduire les restes du PCC dans le Hunan commença « l’encerclement des villes par les campagnes ». Au prolétariat été substitué une paysannerie dirigée par les chefs issus de la petite bourgeoisie intellectuelle. Un gouvernement « soviétique » fut établi à Kiangsu. Peng Shu -tse raconte : « Après la défaite de la révolution en 1927, le Parti communiste chinois commença à organiser une police secrète. Son principal but était de protéger les cellules du parti de la destruction par les agents du Kuomintang. Ensuite, quand Mao Tsé-toung établit le “gouvernement de la Chine soviétique” à Kiangsu, cette organisation de police secrète fut installée là et devint la police secrète locale. Après que Mao et compagnie se furent repliés sur le Yenan, en 1935, ce système de police secrète continua à exister et à se développer avec la participation du GPU d’Union soviétique. Aussitôt que le gouvernement populaire fut établi à Pékin en 1949, le filet de la police secrète s’étendit immédiatement sur tout le pays, en même temps que l’organisation officielle de la sécurité publique. Des experts russes du GPU furent invités comme conseillers pour aider à établir les plans et à entraîner de nouveaux agents afin de compléter ce système de police de sécurité publique. »[2]

Dans les villes où le parti communiste restait très faible, sa première préoccupation fut de réprimer à l’avance toute possibilité d’un mouvement autonome de la classe ouvrière. La petite organisation trotskiste fut décimée et les plus chanceux de ses militants durent prendre le chemin de l’exil.

Le parti communiste maoïste put prendre le pouvoir non parce qu’il était un parti ouvrier, mais parce qu’il avait été le grand organisateur de la résistance aux envahisseurs japonais et parce qu’il disposait d’une force militaire appuyée sur la paysannerie pauvre. Mutatis mutandis, on peut pratiquement dire la même chose du parti communiste vietnamien. La force de Ho Chi Minh et Giap fut de s’appuyer non pas sur une classe ouvrière à peu près inexistante, mais sur une insurrection populaire patriotique. Il existait à Saïgon un embryon de mouvement communiste révolutionnaire victime de la répression du colonisateur français. C’est ainsi qu’en 1939 furent arrêtés et déportés les députés trotskistes Tha-Thu-Tau et Tran-Van-Trach, élus triomphalement avec 80 % des voix (au collège indigène) contre 15 % au gouvernement !  Incarcéré à Poulo Condore pendant la guerre, Tha-Thu-Tau est assassiné en 1945 par les staliniens. Comme en Chine, l’ennemi, c’est le mouvement ouvrier !

Le cas cambodgien mériterait encore une analyse spécifique. Entre deux et trois millions de morts selon les sources, en gros un tiers de la population : tel est le bilan généralement retenu des massacres de masse perpétrés par l’Angkar, l’organisation des Khmers Rouges. Bien qu’à l’origine ce groupe soit très proche du maoïsme (qui l’a soutenu jusqu’au bout, suivi en cela d’ailleurs par les États-Unis…), la phobie de la ville et de tout ce qui peut ressembler à la culture le distingue radicalement des diverses variantes du « communisme du XXe siècle ». En vidant Phnom Pen en une nuit (17 au 18 avril 1975), en organisant la chasse à tout ce qui paraît intellectuel (le port des lunettes est un signe distinctif), les massacres de masse des Khmers Rouges préfigurent le génocide au Rwanda perpétrés par une partie des Hutus contre les Tutsis et les Hutus opposés au génocide. On s’étonne encore de l’extraordinaire mansuétude dont les Khmers Rouges ont bénéficié dans une partie de la gauche et de l’extrême gauche occidentales, y compris la très médiatique et très branchée LCR d’Alain Krivine, le mentor du gentil Besancenot.

Quoiqu’il en soit, l’Angkar, qui semble tout droit sorti de l’imagination d’Orwell dans 1984 est sans doute le seul parti de ce siècle riche en monstres qui se soit donné l’objectif de détruire la civilisation urbaine et du même coup la classe ouvrière qui y est attachée. Remarquons également pour rafraîchir les mémoires, que ce sont les armées vietnamiennes qui ont libéré le Cambodge de la terreur Khmer rouge (1979) et pendant plusieurs années, les Khmers rouges chassés de Phnom Pen mèneront une guérilla soutenue par la Thaïlande (qui les abrite généreusement), la Chine et les USA.[3]

Trotski considérait la petite bourgeoisie comme une classe informe, incapable d’initiative et de sérieux dans la lutte des classes. Toute cette histoire nous montre l’inverse : la petite bourgeoisie intellectuelle est capable de s’organiser, de prendre les oripeaux nécessaires pour s’assurer le soutien du peuple et d’établir des régimes assez féroces capables de durer — la Corée du Nord en est un exemple bien vivant.

C’est entre les deux guerres mondiales qu’est né le « tiers-mondisme », bien que l’expression fût un peu plus tardive. Ce tiers-mondisme consiste à défendre l’idée que les mouvements des peuples colonisés ou soumis à l’impérialisme peuvent remplacer le mouvement ouvrier moderne. Autrement dit, ce ne sont plus les rapports de classes qui sont déterminants, mais l’opposition entre dominantes et dominés, sachant que les dominés incluent de nombreuses couches sociales non directement exploitées, ainsi que des débris de toutes les classes. À la division de la société en classes se substitue la division du monde en « camps » dont la caractéristique est souvent purement idéologique et indépendante de toute réalité sociale. Ainsi l’Indonésie de Soekarno, à l’origine de mouvement des non-alignés est-elle passée dans l’autre camp quand une fraction du parti Soekarno s’empara du pouvoir, écarta le président et organisa un gigantesque massacre des communistes qui étaient très nombreux dans ce pays. Pourtant l’Indonésie de Suharto est tout autant que celle de Soekarno un pays « dominé » par l’impérialisme…

Les révolutionnaires anti-impérialistes

Le marxisme a servi de couverture idéologique à cette transformation doctrinale et à l’arrivée sur la scène politique de cette petite bourgeoisie radicalisée des pays capitalistes à développement retardataire (pour reprendre ici la formulation de Trotski). L’anti-impérialisme devient le nouveau drapeau de la révolution mondiale. Il rallie très vite une partie des couches intellectuelles des pays avancés, et ce d’autant plus facilement que celles-ci sont en pleine ascension sociale : l’explosion des emplois qualifiés (ingénieurs, cadres et techniciens) et de la masse des travailleurs en cols blancs que l’on commence à analyser comme une nouvelle classe ouvrière (Serge Mallet) avec, comme corollaire, une croissance rapide de la jeunesse étudiante, tout cela entraîne un bouleversement de la stratification sociale dans les pays les plus riches. Beaucoup d’étudiants sont en « ascension sociale » et témoignent de la « démocratisation des études supérieures ». Tous se rendent compte que les places ne sont ni assez nombreuses ni aussi intéressantes qu’ils l’avaient pensé. La « conscience malheureuse » des classes dominantes qui s’est toujours exprimée dans la jeunesse intellectuelle trouve une assise sociale beaucoup plus large.

Dans le même temps, les vieux partis ouvriers ne peuvent plus être vraiment attrayants. D’une part parce qu’ils se sont encroûtés et bureaucratisés — quoiqu’ils fournissent toujours des débouchés aux jeunes intellectuels désirant faire une carrière politique — et d’autre part parce qu’ils ne sont plus « dans le coup » face à une révolte juvénile qui s’est développée en même temps que la « société de consommation » et aspire d’abord à jouir de la prospérité en se débarrassant du carcan des mœurs « bourgeoises » traditionnelles.

L’appui aux mouvements des peuples colonisés ou semi-colonisés va cristalliser cette « conscience de classe » de la petite-bourgeoisie radicalisée dans les pays riches. La lutte contre la guerre d’Algérie en France et contre la guerre au Vietnam pour les Américains va mobiliser principalement les étudiants plus marginalement leurs professeurs, mais très peu la classe ouvrière. Non que les ouvriers soient favorables aux guerres coloniales, mais ils préfèrent se concentrer sur qu’ils peuvent saisir immédiatement, les revendications sociales, à une époque les classes dominantes des pays capitalistes cherchent encore à acheter la paix sociale par des larges concessions en matière salariale et en protection sociale. Les étudiants, eux, rejettent massivement la conscription et n’ont aucune envie de risquer leur vie pour défendre des privilèges coloniaux qui n’ont plus aucun sens au stade atteint à cette époque par le capitalisme. Il y a donc une certaine perception de leurs intérêts de classe spécifiques qui jettent les jeunes étudiants dans la « lutte anti-impérialiste ». Ils se sentent proches de ces couches petites-bourgeoises des pays pauvres qui montent à l’assaut pour leur propre émancipation.

Le camp des dominés, les « damnés de la terre », est vaste. Il englobe l’URSS et les pays satellites, la Chine, Cuba, et tous les régimes qui décident de s’appeler socialistes, « marxistes léninistes » ou se veulent des « démocraties populaires », ces appellations ne recouvrant pas d’autre contenu que le régime du parti communiste et la recherche de l’appui russe ou chinois, en armes et en conseillers militaires. L’Inde, la Syrie, l’Irak, le Soudan, la Lybie, la Tunisie, l’Algérie, le Congo (Brazzaville), le Sri-Lanka, la Guinée-Bissau, l’Angola et des dizaines d’autres pays rejoignirent à un moment ou à un autre le « camp socialiste ». Cette diversité et cette confusion se retrouvent dans les mouvements de jeunesse qui font irruption en Europe occidentale et aux États-Unis autour des années 68. Ce fut l’apogée des mouvements maoïstes, mais aussi de toutes les variétés du trotskisme, de l’anarchisme, du conseillisme, et de bien d’autres « ismes » qui globalement entraînèrent à un moment ou à un autre des dizaines de milliers de jeunes. L’exaltation et l’échauffement des esprits, convenablement manipulés par certains services secrets et diverses officines conduisirent des milliers de jeunes sur le chemin de la « lutte armée ». Che Guevara ayant proclamé la nécessité de créer « un, deux, trois Vietnam », les guérilléros du Quartier latin ou de Rome firent leur apparition. Action Directe, Rote Armee Fraktion, Brigate Rosse tentèrent d’imiter les deux mouvements armés qui demeuraient en Europe, l’ETA au Pays basque et l’IRA en Irlande, deux mouvements qui, du reste, n’avaient originellement aucun rapport avec le marxisme ni avec la révolution mondiale, puisque l’un et l’autre étaient purement nationalistes et bénéficiaient de soutiens dans l’Église catholique.

Quand on prend sur la tête des bombes lancées par les B52 américains ou quand les forêts sont défoliées à coups d’« agent orange », une des pires innovations de Monsanto, on a vite fait d’identifier le dominant, l’oppresseur, l’ennemi principal à abattre. Mais dans la France ou l’Allemagne de la fin des années 60, il est plus difficile de construire un mouvement de masse durable uniquement par l’identification à des combattants lointains. Il va falloir trouver autre chose.

Mai et les « nouvelles avant-gardes larges »

Mai 1968 : en France, il vaudrait mieux dire mai-juin 1968 puisque le mouvement dure jusqu’en juin et combine à la fois une révolte étudiante, typique de cette jeunesse en voie de radicalisation et une grève ouvrière imposante — la plus vaste et la plus longue grève générale qu’ait jamais connue la France. Ailleurs, ça commence avant mai : en Allemagne, c’est dès 1966 que le SDS dirigé par Rudi Dutschke organise les mouvements protestation contre les réformes universitaires ; en Italie, mai se prolonge à l’automne, etc. Ce qui fait l’unité apparente de tous ces mouvements, c’est le rôle clé joué par les étudiants et la jeunesse contestataire en général.

Ce mouvement est très composite. Mais comme l’université n’abrite encore qu’une très faible proportion d’ouvriers (sur ce plan, les choses n’ont pas beaucoup changé), il est aisé d’en déduire qu’il est essentiellement petit bourgeois, mais peut entraîner aussi des éléments de la grande bourgeoisie. Le maoïsme, en particulier, recrutait dans la bourgeoisie aisée. Cette composition sociale apparaît comme un handicap à surmonter : les maoïstes décident de « s’établir », c’est-à-dire de se faire embaucher en usine pour devenir des prolétaires révolutionnaires censés être dans la classe ouvrière comme des poissons dans l’eau. Les trotskistes, eux, se sont donné comme objectif d’organiser les ouvriers dans leur rang, avec des succès tout relatifs. Mais maoïstes et trotskistes partagent une référence marxiste commune — quoi qu’on en pense, par ailleurs — alors que beaucoup des groupes qui sont nés en 1968 se moquent de la classe ouvrière comme de leur première chemise. Le thème de la liberté des mœurs rassemble pas mal de monde. On se souviendra qu’un 22 mars 1968, à l’Université de Nanterre qui émergeait tout juste des bidonvilles, un certain Cohn-Bendit qui se réclamait de l’anarchisme lança un mouvement pour obtenir le droit pour les garçons de se rendre dans les cités universitaires des filles. La lutte sexuelle des jeunes de Wilhelm Reich était censée faire le pont entre la lutte contre la répression de la sexualité et la lutte contre l’exploitation capitaliste. Il y avait aussi un grand nombre de comités en tous genres qui prenaient pour cible l’école, assimilée à un « appareil idéologique d’État », selon la doctrine althussérienne. Les maoïstes se proposaient de transformer l’université en « base rouge », pendant que la Ligue communiste se proposait d’œuvrer pour une « université rouge ». Les revendications légitimes des étudiants — pour avoir des bourses, des cours moins chargés, etc. — étaient considérées avec mépris comme des revendications « corporatistes » et les divers groupuscules organisèrent le dépeçage de l’UNEF qui était sommée de se transformer en « mouvement politique de masse ». Dans les lycées, on se mobilisa contre les « lycées casernes » et la vieille discipline du lycée napoléonien s’évanouit très vite. Mais ce n’était pas suffisant. Les plus extravagants considéraient les professeurs comme des « flics ». La lutte pour l’instruction pour tous étant déclarée « bourgeoise », nos nouveaux gauchistes vont apporter un concours remarqué à la destruction de l’école. Ainsi Alain Geismar, secrétaire général du SNESup en 1968, passa-t-il à la « Gauche prolétarienne » qui s’adressait aux lycéens en ces termes : « ne dis plus “Bonjour Monsieur le professeur”, dis “Crève salope” ». Il devait sans doute gagner là les titres qui en feront un conseiller très écouté d’un des pires des ministres de l’éducation nationale, le sinistre Claude Allègre.

C’est aussi de l’immédiat après 1968 que datent les premiers « groupes femmes ». Les vieilles revendications féministes — égalité des droits, égalité des salaires, etc. — étaient progressivement remplacées par de nouvelles revendications dénonçant la « phallocentrisme ». C’est aussi de cette époque que dates les premières organisations homosexuelles et notamment, à tout seigneur tout honneur, le FHAR, front homosexuel d’action révolutionnaire fondé par l’ex-trotskiste Guy Hocquengheim, en compagnie de quelques autres comme René Scherer ou Daniel Guérin.

Sans vouloir faire un panorama exhaustif, les années 68-70 et les suivantes voient la montée des « mouvements autogestionnaires » qui viennent souvent du PSU et trouvent des relais puissants dans la CFDT, mais aussi des mouvements autonomistes, catalans, bretons, corses, alsaciens… mouvements souvent très anciens et longtemps marqués plutôt à l’extrême-droite et qui deviennent de nouveaux « secteurs d’intervention » de l’extrême gauche.

Le PCF, qui se sentait menacé par ce mouvement commença par résister sans nuances. Le 3 mai 1968, Georges Marchais, dans un éditorial de l’Humanité, s’en prend violemment aux « groupuscules » : « Non satisfaits de l’agitation qu’ils mènent dans les milieux étudiants — agitation qui va à l’encontre des intérêts de la masse des étudiants et favorise les provocations fascistes — voilà que ces pseudo-révolutionnaires émettent maintenant la prétention de donner des leçons au mouvement ouvrier. De plus en plus on les trouve aux portes des entreprises ou dans les centres de travailleurs immigrés distribuant tracts et autres matériels de propagande. […] Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués, car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. » Mais petit à petit le PCF va céder. Seuls les groupes trotskistes de l’OCI et de Lutte Ouvrière restent inébranlables et maintiennent leur ligne politique traditionnelle, refusant de se plier aux modes petites bourgeoises. Le soir des « barricades » du 10 mai 1968 au Quartier latin, l’OCI appelle les étudiants à quitter les barricades et à rentrer chez eux. « Nous ne ferons pas de jardinage au Quartier latin » s’écrie Stéphane Just, dirigeant de l’OCI… Isolés et qualifiés de sectes par les soixante-huitards, ces deux groupes continueront leur petit bonhomme de chemin, en marge de toutes les innovations de cette époque si riche en extravagances.

Ce tableau qui vaut pour la France pourrait sans mal être étendu à l’Italie — dans son roman fleuve L’amie prodigieuse, Elena Ferrante dresse une série de portraits de ces « gauchistes » italiens qui redeviendront bien vite de bons bourgeois, grâce à cet ascenseur social formidable que fut la « contestation étudiante ». L’essentiel est plutôt d’essayer d’en comprendre les racines sociales et de saisir l’essence de mouvement dans son rapport à la classe capitaliste et au mouvement ouvrier traditionnel.

Il est nécessaire de bien saisir ce qui est le fond de cette radicalisation des couches étudiantes et, au-delà, de toute une partie des couches intellectuelles. On peut y voir la conjonction de plusieurs tendances qui poussent dans des sens très différents même si elles semblent se conjuguer à un moment donné. Tout d’abord, la massification de l’enseignement secondaire et supérieur qui double d’une crainte que les débouchés ne correspondent pas vraiment aux attentes. Bizarrement la crainte d’un chômage potentiel joue un rôle non négligeable dans les mobilisations de 1968, alors que le taux de chômage restait très faible, se réduisant presque au chômage frictionnel. Les classes possédantes elles-mêmes craignaient la montée du chômage. « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution », prédisait Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, quand Raymond Barre, « le meilleur économiste de France », est installé à Matignon, la barre du million est franchie. Cette crainte du chômage poussait incontestablement une fraction (assez minoritaire) de la jeunesse scolarisée à lier son sort à celui de la classe ouvrière.

D’un autre côté, la poussée des professions intellectuelles dans les entreprises (les fameux Ingénieurs, Cadres et Techniciens) transforme la condition de l’encadrement qui se sent souvent prolétarisé ou lie son sort à celui des cols bleus. C’est à cette époque que la CGT entreprend d’organiser spécifiquement ces ICT, conçus comme des secteurs du mouvement ouvrier. Ce sont ces couches qui ont joué un rôle central dans la « déconfession­nalisation » de la CFTC qui donnera la CFDT, une confédération qui apparaîtra vite comme la plus radicale et la plus combattive, sous la bannière de l’autogestion. Enfin ces ICT ont un parti, peu influent électoralement, mais disposant d’un certain prestige et de nombreuses ramifications, le PSU. Cette nouvelle couche de salariés intellectuels se heurte au « conservatisme » de la direction traditionnelle des entreprises. Ils veulent que « les choses changent » et se sentent aptes à exercer eux-mêmes le pouvoir sur le plan économique. L’apogée du CFDTisme et du PSU est atteint avec l’occupation de Lip. Fabrique prestigieuse de montres, LIP est mise en liquidation. Par réaction de défense, les ouvriers se mettent en grève et occupent l’usine sous la direction du charismatique Charles Piaget, militant du PSU et dirigeant local de la CFDT. Et pour permettre à la grève de durer, ils vont remettre en route la production, fabriquer des montres et les vendre. C’est l’autogestion qui se réalise d’abord comme arme de grève, arme pour défendre l’emploi, mais qui devient dans toutes les têtes un peu échauffées l’anticipation de ce qui doit sortir la société de la crise. Che Guevara proposait de « créer deux, trois, plusieurs Vietnam ». Avec Piaget, presque tous les mouvements d’extrême gauche rêvent de créer « deux, trois, plusieurs Lip ». Conjonction toute provisoire : les vieilles traditions anarchosyndicalistes fusionnent avec l’aspiration des nouvelles couches salariées à être reconnues à leur juste place qui ne peut être qu’à la direction du procès de production !

Ces transformations sociales, une partie de la classe dirigeante les appelle de ses vœux. Le capitalisme patrimonial d’hier est à l’agonie. Il faut une réforme de fond du mode de production capitaliste et les mouvements prétendument révolutionnaire vont y pousser, sans le savoir — Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. L’école n’est plus adaptée, il faut la révolutionner de fond en comble par la « participation » (loi Faure), pis sa « démocratisation » (collège unique avec Haby) et cette école doit de moins en moins s’embarrasser de cette poussiéreuse culture classique et s’ouvrir sur la vie… Les révolutionnaires qui veulent renverser « l’école bourgeoise » vont donc faire le travail dont le patronat récoltera les fruits. Une partie de ces « révolutionnaires » changera de camp. En 1970, Geismar incite les lycéens à dire à leurs professeurs « Crève, salope ». En 2000, son patron demandera que l’on « dégraisse le mammouth ». Remarquable continuité dans le changement, comme aurait VGE. Ce qui vaut pour l’école vaut aussi pour les entreprises. Quelques années après 68 apparaîtront les « cercles de qualité » et les méthodes toyotistes permettant d’associer les ouvriers à leur propre exploitation. La révolution dans la révolution est là : une révolution qui reste entièrement à l’intérieur du mode de production capitaliste.

Nous ne devons pas oublier non plus que ces mouvements révolutionnaires ou prétendus tels des années 1960-1970 exprimaient à leur façon la conscience malheureuse de la société bourgeoise. La critique d’une société qui bafouait aussi ouvertement les idéaux dont elle se réclamait trouvait vite un aliment dans la révolte traditionnelle de la jeunesse contre le vieux monde. Certes Pompidou et le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, pouvaient bien déployer tous leurs efforts pour éviter que la répression ne tourne au massacre : ils reconnaissaient dans ces étudiants les futurs cadres de la société bourgeoise. Et pourtant, ils ne pouvaient ignorer que cette révolte était aussi tout à fait sincère ; Georges Marchais devait payer cher son éditorial du 3 mai.

Il est courant aujourd’hui de voir le mouvement de mai 1968 condamné sans autre forme de procès. Mais on ne doit pas tout rejeter en bloc. Dans la confusion de mai 1968, il y avait aussi des espérances (un peu folles), une volonté d’une vie meilleure et une forte charge d’idéalisme dans la jeunesse et pas seulement, qui mérite qu’on la considère comme quelque chose d’éminemment positif. On saurait réduire le mouvement à ses formes les plus aberrantes, aux extravagances maoïstes ou aux tendances décomposées de l’anarchisme. Il n’y a aucune raison de laisser à Cohn-Bendit le monopole d’un mouvement où n’a joué qu’un rôle très secondaire.

Après mai, le grand retournement

Mai 1968 intervient presque au terme des fameuses « trente glorieuses ». En 1971, le 15 août, le président américain Richard Nixon siffle la fin de la récréation en annonçant la fin du système international de Bretton Wood. Le dollar qui n’est plus « as good as gold » devient une monnaie sans contrepartie et une nouvelle phase du mode de production capitaliste s’ouvre. En 1972, le rapport Meadows annonce que la croissance infinie dans un monde fini est une pure absurdité et qu’il faudra se préparer à atterrir. Le chaos dans les relations économiques internationales qui suit la déclaration Nixon va bientôt rencontrer un nouvel événement qui rebat toutes les cartes : les pays producteurs de pétrole, dont une grande partie est engagée dans le conflit avec Israël, décident une augmentation massive du brut, laquelle, formellement, apparaîtra comme le choc à partir duquel va s’engager une offensive générale du capital contre le travail connu sous le nom de néolibéralisme ou de thatchérisme ou encore de reaganomics aux États-Unis. L’alliance plus ou moins tacite entre les couches petites-bourgeoises et le mouvement ouvrier va se défaire. En France, la date essentielle est 1983 avec le « tournant de la rigueur » et l’entreprise de liquidation de la classe ouvrière menée par Fabius contre la sidérurgie. Les porte-parole du gauchisme d’hier changent de camp. Roland Castro, ancien de VLR devient mitterrandolâtre. Geismar finira bras droit d’Allègre. Romain Goupil et André Gluckmann tentent de lancer en France le néoconservatisme sur le modèle américain.

On devrait intégrer ici une histoire spécifique de l’évolution du Parti socialiste, ancien parti des couches supérieures de la classe ouvrière, travailleurs indépendants et du corps enseignant, devenu le parti des classes moyennes supérieures instruites et grand organisateur de la « modernisation » du pays, c’est-à-dire de la destruction de la classe ouvrière organisée et même de la classe ouvrière tout court.[4] Mais le PS est plus une expression de ce mouvement que le véritable organisateur. En réalité, il faut rapporter ce qui s’est passé dans la « superstructure » politique aux mouvements sociaux de fond. Le capital investi directement dans la production commence à devenir minoritaire dans les pays capitalistes développés d’Europe et des États-Unis ; la production commence sa grande migration vers le sud-est asiatique, l’Inde et les autres pays « émergents ». Un capitalisme largement parasitaire commence son ascension. Il s’impose sur les marchés financiers avec la déréglementation mise en place à la fin des années 1970-90 (et le triomphe des reaganomics). Commencent à pulluler les entreprises de service, de conseil, de « consulting ». Dans le même temps l’informatique fait des progrès considérables, non seulement dans la production elle-même, mais aussi et surtout dans le traitement de l’information et le contrôle de tous les processus d’échange dans les entreprises, entre les entreprises et dans toute la société. Dans bien des secteurs, la classe ouvrière devient méconnaissable… et ne se reconnaît plus elle-même. La massification de l’enseignement est absorbée par une masse de professions semi-intellectuelles, de cols blancs en tous genres. Les différences de classes semblent se diluer et, du même coup, les destins collectifs s’estompent au profit des destins individuels. Chacun est invité à devenir l’entrepreneur de sa propre vie. L’idéologie de la petite-bourgeoisie traditionnelle, combinée avec quelques bonnes doses de libertarianisme soixante-huitard semble occuper tout l’espace. Avant, ils avaient des tee-shirt à l’effigie de Che Guevara et maintenant c’est Steve Jobs qui devient leur idole.

La petite-bourgeoisie traditionnelle est à l’agonie. Elle est supplantée par cette nouvelle petite-bourgeoisie de « cols blancs », bien plus large que la petite-bourgeoisie intellectuelle traditionnelle, bien plus composite, mais dont l’existence et l’avenir sont entièrement liés au développement des processus de la mondialisation du capital.

Le poisson pourrit par la tête

Le féminisme 2.0 des Caroline De Haas et tutti quanti, l’antiracisme raciste de Rokhaya Diallo et des « indigènes de la République », toute cette gadoue dans laquelle se roulent des petits-bourgeois en goguettes est l’héritière directe du « gauchisme décomposé » post-soixante-huitard et de la montée en puissance de cette nouvelle petite-bourgeoisie liée à la mondialisation. C’est un phénomène social et les meilleurs discours contre « l’idéologie woke », les plus convaincantes défenses de l’universalisme ne peuvent pas grand-chose contre un phénomène social.

Il y a, certes, une dimension proprement idéologique qu’on ne peut négliger. Les intellectuels en vue des années 1970 ont façonné les armes idéologiques de destruction massive qui se déploient aujourd’hui. La « French theory », comme l’appelle outre-Atlantique a été redoutablement efficace et s’est mieux exportée de nos produits manufacturés. Le point commun de tous les « déconstructeurs » et de tous les post-modernes peut se résumer à un mot d’ordre : en finir avec Marx. Non pas en finir en lui opposant des défenseurs du libéralisme et du marché capitaliste : Aron contre Sartre, c’était déjà un autre monde. Mais en finir en substituant au « marxisme »[5] de nouvelles « théories subversives » adaptées au goût de la nouvelle petite-bourgeoisie et qui auront l’avantage d’aider à la défaite du « vieux mouvement ouvrier ». Le mouvement ouvrier et ses prolongements politiques socialistes et communistes s’est fondé sur la question contre l’exploitation capitaliste, la conquête de droits sociaux (limitation de la journée de travail, interdiction du travail des enfants, protection sociale, etc.) que l’on pouvait voir comme autant d’étapes vers une société nouvelle, socialiste puis communiste. À cette lutte contre l’exploitation, on va substituer la dénonciation des dominations. À partir de là, le caractère central du conflit de classes, comme conflit ordonnateur des luttes politiques et idéologiques, va pouvoir être mis en cause. Non que le concept de domination n’ait aucune valeur, bien au contraire : Max Weber en a fait une usage fort intéressant et, pour une part, l’école de Francfort s’est engouffrée dans la voie ouverte par Weber. Mais aucun de nos nouveaux théoriciens de la domination n’a l’envergure d’un Weber, d’un Adorno ou d’un Marcuse. Toutes les blessures narcissiques individuelles que rencontre le petit bourgeois dans une société où tous ne peuvent pas devenir des grands bourgeois devient domination. Du reste on voit que le concept de domination est, la plupart du temps, associé à celui de discrimination : toute discrimination devient domination.

Ainsi la « domination masculine » pour reprendre le titre de l’ouvrage éponyme de Pierre Bourdieu devient-elle une question centrale. Les « vieux marxistes » n’avaient jamais escamoté la question des droits des femmes et ils avaient introduit cette question comme l’un des axes de cette nouvelle société pour laquelle ils luttaient. Avec Le socialisme et la femme (1891), August Bebel, ouvrier socialiste, avait fait entrer le féminisme dans le socialisme ! Dans le même temps, le féminisme bourgeois avait commencé se développer, manifestant souvent une grande méfiance et même une grande hostilité à l’encontre du mouvement ouvrier. Pour la tradition socialiste et communiste, l’oppression des femmes est intrinsèquement liée à la domination de classe — Engels a développé cette question dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. À la rigueur, on peut s’intéresser à la famille patriarcale, forme très répandue de famille, surtout dans les classes sociales dominantes et dans les pays encore semi-féodaux. Le patriarcat a deux inconvénients : le premier est qu’il est en voie de disparition dans tous les pays capitalistes avancés, concomitamment à la dissolution de la famille ; le deuxième est que ses formes les plus brutales et les plus inégalitaires se trouvent majoritairement dans les pays musulmans et comme l’islam est « la religion des opprimés », on fera silence sur cette question. Il vaut mieux parler de domination masculine en général, comme si l’ouvrier mâle dominait sa patronne. On mettra ainsi Mme Lagarde, Mme Von der Layen, Mme Merkel et pas mal d’autres au rang des victimes de la domination masculine. Qu’il y ait des discriminations homme/femme, c’est un fait, en voie de disparition, mais c’est tout autre chose qu’une domination… Bref, la domination masculine ne vise pas mettre en question un fait social, mais les hommes en général, dès lors qu’ils ne sont ni blancs, ni musulmans, puisque les hommes non-blancs ou musulmans sont des opprimés du colonialisme (blanc).

La question des « racisés » est tout aussi extravagante. Il s’agit là encore d’éliminer les questions sociales et de remettre en selle, sous prétexte d’antiracisme, le vieux cheval fourbu de la race dont on croyait, un peu naïvement, il est vrai, s’être débarrassé. Que le racisme soit au monde une des choses les mieux partagées n’intéresse nullement nos nouveaux sociologues. Ce qui importe, c’est de montrer que les « racisés » ont été de tous temps les victimes des « blancs », que les blancs ont inventé l’esclavage, et l’ont maintenu. Indifférent à l’histoire, le « décolonialisme » est une posture militante, ouvertement dirigée contre la majorité de la population et principalement contre les « pauvres blancs » qui sont les vrais ennemis de ces nouvelles formes de radicalité.

Un troisième groupe est constitué des mouvements « trans »[6]. Toutes ces théories débiles viennent en ligne droite de la « déconstruction », de ce droit de dire tout et n’importe quoi que se sont arrogé les théoriciens postmodernes, de l’indifférence à la vérité qu’ils ont prônée avec leur nietzschéisme de bazar. On reconnaîtra le rôle de Michel Foucault, cette « imposture » comme le montre bien Mandosio[7], Foucault dont on n’a pas oublié le soutien appuyé à Khomeiny, tout en étant le principal inspirateur de Judith Butler. Deleuze et Guattari avec L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux ont tout à la fois anticipé les développements du capitalisme actuel et jeté les bases théoriques de tous les délires « trans ». Tous ces penseurs ont occupé d’importantes positions de pouvoir dans l’institution universitaire française, ont enseigné dans les grandes universités américaines, ont été courtisés par les médias audiovisuels et continuent de bénéficier d’une large reconnaissance publique et académique. Ce consensus suspect s’explique parfaitement. S’ils peuvent apparaître comme des auteurs subversifs aux yeux des conservateurs encore liés à la France d’avant-hier, ils sont pour les dirigeants sérieux du capital des auteurs précieux en ce qu’ils donnent des arguments pour permettre la liquidation de toutes les entraves à l’accumulation illimitée du capital que peuvent constituer des vieilleries comme la famille, l’attachement au pays, tout ce qui empêche la transformation des humains en une plèbe d’individus interchangeables, désaffiliés, consommateurs malléables à merci. Une pensée située originairement plutôt à l’extrême gauche se trouve en adéquation parfaite avec les besoins du capital aujourd’hui. Le nouveau gauchisme n’est rien d’autre que l’extrême gauche du capital, une de ses ailes marchantes.

Il a fallu trouver des relais. C’est ici que la place croissante des médias audiovisuels et internautiques va décupler l’influence des « intellectuels ». La destruction de l’Université, entamée par la loi Faure a ouvert un boulevard à toutes ces nouvelles idéologies. Dany-Robert Dufour dans son livre autobiographique nous donne de bonnes indications au sujet de ces processus.[8] Les médias, formés par ces professeurs, ou impressionnés par leurs titres et séduits par leurs idées au moment où l’impertinence devenait la règle impérative se sont fait les relais de cette idéologie. Des stations de radio comme France-Culture ont été progressivement colonisées par les « décoloniaux », les amis des Frères musulmans et toutes les variétés d’extravagants possibles.[9] Libé, l’Obs et le Monde sont les organes attitrés de ces milieux. Il serait d’ailleurs intéressant de suivre le parcours de Libé depuis sa fondation, c’est-à-dire depuis ses origines « mao-spontes » jusqu’à son tournant pro-PS en 1981 et, à travers ses divers propriétaires jusqu’au journal d’aujourd’hui : c’est un indicateur fiable des états d’âme de la petite bourgeoisie intellectuelle. Des partis ont aussi relayé tout cela : la transformation de la Ligue communiste en NPA a été l’achèvement d’un processus commencé aux lendemains de mai 1968 et qui a été le processus de la rupture avec ses origines communistes et se réclamant de la révolution prolétarienne. Le PCF, victime de sa perte d’influence a cherché à se raccrocher aux branches. C’est que les intellectuels après avoir progressivement conquis le parti ont modifié sensiblement sa nature et l’ont fait glisser vers le « sociétalisme ». Ce sont des membres du PCF qui ont mis sur pied le « Parti des Indigènes de la République », un des pires groupes racistes… Pour ne rien dire du PCF parisien, entièrement aux mains de la maire de Paris et totalement « bobo-isé ».

Enfin, il faut des hommes de troupe. Une part considérable des étudiants est vouée aux petits boulots. L’accès aux postes bien payés et donnant du pouvoir est de plus en plus difficile et les promoteurs de la numérisation du monde vont bientôt s’en retrouver les premières victimes. Voilà qui ne peut qu’exacerber les frustrations et il est bien plus facile. Il suffit d’écouter les revendications. Elles se résument toutes à « je veux la place » ! Pas question de lutter pour en finir le capitalisme. Il s’agit qu’il y ait des femmes PDG, des Noirs capitalistes, etc. Ce qui existe déjà ! On peut penser que l’aspiration à ne pas être discriminé, à pouvoir accéder aux bonnes places est légitime et il existe encore beaucoup d’entreprises où un nom arabe ou le fait d’être une femme est handicap pour l’embauche et il faut effectivement lutter contre ces discriminations — ce qui largement engagé et, surtout dans les très grosses entreprises la discrimination « positive » commence même à s’appliquer. Face à une femme noire ou musulmane, « Jojo le Gilet jaune » n’a aucune chance !

Outre la frustration, le refus de l’étude et de l’effort constitue un mobile pour adhérer à ces nouvelles idéologies. La dénonciation des études et des auteurs classiques est une revendication de paresseux qui refusent de faire l’effort de la nécessaire prise de recul et de mise entre parenthèses de ses propres préjugés. L’enseignement de l’ignorance mis en œuvre à l’école depuis 1968 a fini par porter ses fruits : l’école est sommée de se faire l’écho des préjugés de chaque sous-groupe, de chaque sous-communauté et évidemment avec un tel bagage intellectuel on ne va pas très loin. Si la physique est une physique « blanche » et si la biologie est androcentrée, inutile de se fatiguer !

D’autres facteurs strictement politiques interviennent. Les « entrepreneurs identitaires » sont fort actifs, disposent de moyens financiers importants (le Qatar et la Turquie sont très engagement dans l’infiltration des milieux des jeunes étudiants ou chômeurs). La bêtise ou la corruption d’un certain nombre de politiciens jouent leur rôle. Mais le plus important est que la disparition de tout projet politique sérieux, visant donner un espoir collectif conduit les individus à se replier sur leurs perspectives personnelles et à chercher les moyens de surmonter leurs frustrations.

Voici quelques-uns des facteurs qui expliquent qu’une large frange des nouvelles classes moyennes instruites — on ferait mieux de dire demi-instruites — jouent une partition spécifique dans le contexte actuel du mode de production capitaliste mondialisé. On voit assez clairement la continuité d’une tendance présente, non pas dans toutes les classes moyennes, mais dans la frange la plus « intellectuelle » de ces classes moyennes, cette « petite bourgeoisie radicalisée » comme le disaient les textes de la Ligue communiste d’après mai 1968.

Pour un bloc des gens ordinaires

Les perspectives ouvertes ne sont pas claires du tout. La petite bourgeoisie radicalisée joue un rôle politique important, mais elle reste subordonnée à la fraction dominante de la classe capitaliste transnationale qui contrôle les moyens de production grâce à la centralisation du capital qui s’est développée dans les dernières décennies. En outre, ce qui est vrai des pays occidentaux ne l’est pas du monde entier. Ni en Chine ni dans les pays d’Europe de l’Est, ni en Russie ni dans la plupart des autres pays émergents ne parviennent à se cristalliser des mouvements sociétaux et communautaristes de grande ampleur. Enfin, des réactions commencent à se faire jour contre l’accumulation d’extravagances des « woke ».

Le mouvement important des dernières années a été, en France, le mouvement des gilets jaunes, très mal vus des petits bourgeois radicalisés prompts à le caractériser comme « fasciste ». Ceux que Christophe Guilly appelle les « gens ordinaires » ont commencé de faire sécession aussi bien avec les classes dominantes qu’avec les couches intellectuelles petites-bourgeoises. On trouve des mouvements assez semblables dans d’autres pays. Ainsi Boris Johnson a réussi, contre l’opinion d’une bonne partie de l’establishment britannique, à mener sa bien sa campagne pour la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne et a entraîné derrière lui les bastions travaillistes (« red wall ») en proposant une politique plutôt keynésienne dans toute une série de domaines. Il faudrait suivre aussi ce qui se passe en Pologne et en Hongrie, où les partis au pouvoir s’ils sont très mal vus des médias occidentaux gardent une importante assise populaire totalement imperméable aux thèses en vogue chez nous. Évidemment, ni Boris Johnson, ni Orban, ni le PIS polonais n’offrent de réelles perspectives. Ils sont des pays liés au capital et en défendent en dernière analyse les intérêts. Cependant, ils ont su donner des réponses aux questions réelles que se posent les couches populaires, alors que partout la gauche s’est détournée d’elles pour flatter le libéralisme-libertaire et les courants islamistes. Les appels à reconstruire la gauche resteront vains, tout aussi longtemps en tout cas que la gauche sera représentée par les Verts — en Allemagne les Verts reçoivent maintenant un large soutien de certains secteurs capitalistes — des socialistes qui n’ont plus de socialiste que le nom — et encore puis le secrétaire général du PS proposait honnêtement d’abandonner le terme « socialiste » et de rebaptiser le parti — ou la gauche de gauche entièrement phagocytée par ces courants, qu’il s’agisse du NPA ou de la France Insoumise.

Plutôt que s’aligner sur les bruyants, mais finalement minoritaires petits bourgeois intellectuels (ceux qu’Emmanuel Todd nomme avec une grande justesse les « crétins diplômés »), il faudrait trouver les voies et les moyens de constituer un « bloc des gens ordinaires », une alliance politique des ouvriers et employés et des travailleurs indépendants. Une telle alliance représente la grande majorité de la population. Le programme de ce bloc ne peut pas être « socialiste » au sens strict, mais une « république sociale » laissant une grande place au marché, mais avec un État stratège et un protectionniste bien ajusté pourrait constituer une perspective attrayante et réaliste.

Le 2 mai 2021 — Denis Collin

Denis Collin est philosophe et animateur, avec Jacques Cotta, du blog « La Sociale ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie et d’essais politiques. Parmi ses dernières parutions, Après la gauche (éditions « Perspectives libres », 2018), Friedrich Engels, philosophe et savant (Bréal, 2020), Éloge de la dialectique (Bréal, 2021).  Voir son blog personnel : https://denis-collin.blogspot.com.

[1] Voir D. Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009

[2] Peng Shu-tse et Peng Pi-lan, The Chinese revolution, cahiers publiés par le « Socialist Workers Party » des USA.

[3][3] Je reprends ici certains passages de mon livre Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009.

[4] Voir Denis Collin & Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès 2001.

[5] Ce mot est si problématique et si polysémique qu’on hésite à l’employer.

[6] Je ne développe pas ce point. Je renvoie à ma contribution à l’ouvrage collectif La transmutation posthumaniste, éditions QS ?, « Transgenre : un posthumanisme à la portée de toutes les bourses »

[7] Voir J. — M. Mandosio, Longévité d’une imposture — Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2010.

[8] Dufour, D.-R., Fils d’anar et philosophe. Entretiens avec Thibault Isabel., éditions R&N

[9] Tous ceux, par exemple, qu’épingle Braunstein dans son livre La philosophie devenue folle.

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