La crise sanitaire de la covid-19, celle dite des Gilets jaunes, le démembrement et le bradage d’Alstom, la décision de vendre les Aéroports de Paris après la cession de celui de Toulouse, les incendies de Notre-Dame de Paris puis d’un site classé Seveso à Rouen ont suscité commentaires, débats et interrogations ; ils ont aussi heurté et provoqué un étonnement souvent mêlé de colère.
En pleine pandémie, la France entière découvrait avec effroi que les moyens les plus simples pour l’affronter manquaient : gel hydroalcoolique, masques, surblouses pour les soignants. Le secteur privé a été gentiment prié — et non requis — de bien vouloir remédier à la pénurie. L’État, comme le roi du conte, était nu.
L’appel à des fonds privés pour restaurer Notre-Dame a d’emblée surpris — juste avant que n’apparaisse l’évidence : on prétend ainsi pallier le manque de moyens criant qui, malgré la compétence reconnue des personnels, a conduit à l’impéritie dans la gestion des monuments nationaux. En décembre 2018, la crise sociale a porté l’inquiétude du pouvoir exécutif à un point tel que celui-ci a bricolé dans l’urgence un plan de relance minimal — hommage inattendu à un volontarisme d’inspiration keynésienne dont nos gouvernants ne cessent pourtant depuis des décennies de proclamer qu’il est aussi néfaste qu’illusoire.
Le lâche abandon d’Alstom a scellé la disparition d’un énième fleuron d’une industrie française moribonde, montrant une fois de plus que l’État n’a plus aucune politique industrielle, hors la mise en place d’un cadre « pro business » — pour le dire dans la langue néo-managériale — censé attirer les investisseurs internationaux. La vente des Aéroports de Paris, alors même que la Cour des comptes a dénoncé les conditions désastreuses dans lesquelles celui de Toulouse-Blagnac a été cédé, illustre une fois de plus le processus de liquidation des actifs de l’État — et partant de la nation — auquel ne préside aucune vision stratégique.
Au contraire, l’État organise ainsi sa dépossession et son appauvrissement dans le seul but de trouver, en catastrophe et au seul profit d’intérêts privés, des ressources destinées à combler les déficits publics… que les cadeaux fiscaux consentis à ces mêmes intérêts et aux plus aisés ont créés ou creusés.
En réalité, l’État se caractérise aujourd’hui par une quadruple impuissance : impuissance à entretenir l’un des plus importants patrimoines culturels du monde ; impuissance à assurer une répartition des revenus plus égalitaire et à conduire une politique économique capable de maintenir ou de recréer de la cohésion sociale ; impuissance à défendre notre industrie comme à offrir aux territoires en souffrance un autre avenir que le chômage et les friches industrielles ; impuissance à protéger nos actifs et à garantir la pérennité de secteurs stratégiques essentiels à la sécurité de la nation.
Cette impuissance constitue la nature de ce que nous nommerons fake state : un État qui conserve l’apparence de l’État, qui met en scène son action, laquelle, au final, n’a que peu d’effets sur le réel ; un État qui, de manière habile ou non, se borne à la théâtralisation de son pouvoir volontairement diminué.
Mais le fake state est aussi l’autre nom de la profonde crise démocratique qui frappe nos sociétés contemporaines, la crise d’une démocratie formelle mise sous tension par l’évidement de la souveraineté.
Car le fake state est aussi l’abandon des citoyens, ou leur relégation, alors que, au cœur de la souveraineté, se trouve un échange : obéissance contre sécurité. Or si le fake state continue à exiger l’obéissance de sa population, s’il supporte mal la résistance ou la rébellion de celle-ci, comme l’atteste la répression du mouvement des Gilets jaunes, il ne lui assure plus qu’une sécurité vacillante, au périmètre sans cesse rétréci.
C’est que, en régime de fake state, l’insécurité sociale aussi bien que territoriale ne cesse de progresser : outils industriels bradés, territoires dévitalisés où les services publics désertent, écoles primaires fermées, délabrement des infrastructures… Réfléchir sur l’avènement du fake state apparaît d’autant plus important lorsque l’on mesure l’importance de l’État dans l’histoire française : des temps capétiens à nos jours, c’est l’État qui, en France, a produit la Nation ; il est l’instituteur du social.
Et c’est parce que la France est l’expression la plus aboutie de l’État-nation que la crise de ce dernier y est ressentie de manière particulièrement aiguë. Faire la généalogie du fake state c’est donc comprendre à la fois comment l’État s’est volontairement débarrassé des outils de sa puissance depuis le début de la décennie 1980, et pourquoi la France se trouve plongée dans une crise qui met en jeu jusqu’aux fondements de son existence.
C’est prendre la mesure de l’impuissance dont, après quarante ans de ce processus, la nation paye aujourd’hui le prix fort : montée des inégalités, désindustrialisation, chômage de masse, précarité et surtout inquiétude face à l’avenir. Il faut également prendre en compte que cette installation du fake state s’est réalisée dans un contexte de mutations géopolitiques et de redistribution des cartes de la puissance — seconde mondialisation, émancipation des émergents (Inde, Brésil, Chine), élargissement à l’est de l’Union européenne, bouleversements écologiques, menaces terroristes d’un genre nouveau — qui ont démultiplié les effets de l’abandon par l’État français des outils de sa puissance. Mais à qui profite le crime ?
L’État s’est désarmé au profit de la puissance marchande et a favorisé la remarchandisation des sociétés humaines. À la faveur d’une mutation de la formation des élites et de la sociologie de celles-ci vers la valorisation du marché et la dévalorisation de la puissance publique, l’État a remis ses propres armes aux marchés, lesquels ont su imposer au politique leurs priorités économiques.
Au lieu d’être arbitre de la lutte des classes, il s’est transformé en agent zélé des intérêts privés, qu’il s’agisse du démantèlement du droit du travail, de la défense de l’attractivité par l’institution d’un cadre favorable aux grandes entreprises étrangères (lesquelles ont obtenu et dilapidé de considérables aides en argent public), ou encore du soutien aux banques dont les activités menacent la stabilité du système économique dans son ensemble.
De sorte que, par un jeu de vases communicants, la puissance s’est déplacée de l’État vers les marchés. Mais point là de coup d’État !
C’est bien la puissance publique qui l’a voulu ! Enfin, face à ces changements qui consacraient l’impuissance de l’État en affaiblissant toujours davantage la nation, la réponse de ces élites reformatées fut la même, d’un bout à l’autre de l’échiquier politique : il faut plus d’Europe ! L’Union européenne serait désormais le seul échelon permettant de répondre aux problèmes de notre nation, une nation dont l’avenir ne pourrait être que dans la « construction européenne » — parce que ses élites ne veulent plus croire en sa propre destinée.
Des décisions clefs ont ainsi arrimé à l’UE notre nation, comme communauté politique, aggravant cette impuissance qui, en même temps, était théorisée par des clercs habiles à mettre en forme le récit de l’obsolescence de l’État-nation. Car pour le dire avec les mots de Marcel Gauchet, dont la formule rend mieux compte de l’état de l’Union européenne que le récit de ces clercs, des politiques et des commentateurs : « l’Union fait la faiblesse ».
Au nom d’une Union européenne qui, elle aussi, a établi le marché en référence absolue, le tournant de la rigueur de 1983 puis la promotion du marché unique et les quatre libertés qui en découlent (libertés de circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes) ont tracé le chemin vers une servitude qu’ont scellée le choix de la monnaie unique et ses camisoles de force budgétaires (pacte de stabilité, six pack, semestre européen, TSCG).
Trente-six ans après ce choix de l’impuissance, un bref inventaire nous permettra de percevoir l’ampleur des dessaisissements opérés : l’État ne dispose plus de la maîtrise de son taux de change, des taux d’intérêt, ni de son budget, il a renoncé au pouvoir d’émission monétaire, à définir sa politique commerciale et à défendre son appareil industriel.
Il ne lui reste plus que le contrôle partiel de la fiscalité, souvent mal employée, et des dépenses sociales dans lesquelles il pratique sans cesse davantage de coupes afin de ne pas affaiblir la compétitivité puisque l’organisation de l’impuissance du fake state en a fait, avec les salaires, la seule variable d’ajustement.
Cet État qui se débarrasse de ses services publics et qu’obsède la volonté de mimétisme avec l’entreprise apparaît désormais comme un roi déchu, et l’histoire de cette déchéance participe au premier chef du malaise français comme de la crise de notre démocratie. Car en livrant ses citoyens, pieds et poings liés, aux intérêts privés, il fait le lit des « entrepreneurs politiques » les plus inquiétants.
Cet État n’est plus le défenseur de l’intérêt général ; il est devenu la chose d’une classe dirigeante plus soucieuse d’assurer son avenir que celui de la nation, responsable d’un profond divorce entre un peuple de plus en plus irrité et des élites qui, d’européanisation à marche forcée et de libéralisation de la circulation des capitaux en mondialisation, ont simplement échoué dans toutes leurs propositions pour transformer le pays et lui construire un meilleur destin.
Quelques étapes clefs ont conduit à ce fake state et en premier lieu, il nous semble important de revenir sur un événement essentiel qui détermine le fake state, l’échec de la relance de 1981 et son corollaire le tournant de la rigueur de 1983.
1983, le tournant de la rigueur ou l’abolition de la politique économique
Dans l’opposition, le Parti socialiste, fondé au Congrès d’Épinay en 1971 sur les décombres de la vieille SFIO, s’était quant à lui transformé, sous l’effet de la stratégie mitterrandienne d’union de la gauche, en redoutable machine de guerre électorale destinée à la fois à conquérir le pouvoir et à marginaliser un Parti communiste dominant à gauche. Il avait échoué lors des élections législatives de 1978, mais, pour la première fois en vingt-deux ans de Ve République, les scrutins présidentiel puis législatif de 1981 lui permettaient de réaliser une alternance — avec un corps de doctrine fortement marqué par l’hostilité tant aux institutions gaulliennes qu’au capitalisme.
Sur le plan économique, le PS semblait en effet vouloir faire naître un socialisme à la française d’orientation marxisante. La victoire des chevènementistes sur les rocardiens, lors du congrès de Metz de 1979, laissait augurer une ligne de rupture, une volonté de reprise en main de l’économie française dans un sens plus redistributif.
Quant aux cent dix propositions pour la France (substituées pour la présidentielle de 1981 au Programme commun de gouvernement du fait de la rupture des négociations sur son actualisation en 1977), elles prétendaient « changer la vie ».
Économiquement, la relance paraissait justifiée : l’austérité portée par Raymond Barre avait échoué, elle avait été électoralement rejetée, et la France affrontait une considérable montée du chômage. Sitôt installé à l’Élysée, le nouveau président commanda un rapport sur l’état de l’économie française, son double objectif était de juguler le chômage et de renforcer l’appareil industriel français.
Il disposait de marges de manœuvre importantes puisque l’endettement extérieur était faible (moins de 20 milliards de dollars, soit 3,5 % du PIB) et la dette publique négligeable. Au regard des indicateurs et des moyens, la politique de relance ne paraissait donc nullement infondée. François Mitterrand se dota d’un arsenal d’outils économiques dont aucun de ses prédécesseurs ni de ses successeurs n’avait disposé ni ne disposerait plus. Et le gouvernement mit en œuvre une politique reposant sur un pari : la forte hausse du SMIC et de certaines prestations sociales devait permettre à la fois de réduire les inégalités et de stimuler la consommation populaire — conformément à l’idée keynésienne que la consommation des ménages à faible revenu augmente davantage que celle des autres lorsque leur revenu s’élève.
Cette relance par la consommation devait entraîner un redressement de la production nationale qui, à son tour, devait favoriser l’emploi, l’investissement et, à terme, les recettes fiscales de l’État ; tandis que le rebond de la conjoncture internationale attendu en 1982 devait permettre de relancer les exportations. Afin de soutenir la croissance et de réduire le chômage, le gouvernement décida la réduction du temps de travail et une cinquième semaine de congés payés, l’avancement à 60 ans de l’âge de la retraite ainsi qu’une augmentation des effectifs nets de la fonction publique.
Le dispositif comprenait également un traitement social du chômage par la signature de contrats de solidarité entre collectivités locales et entreprises afin d’encourager la préretraite des travailleurs de 55 ans et de favoriser ainsi l’embauche de jeunes salariés. La nationalisation de cinq groupes industriels (Compagnie générale d’électricité, Pechiney Ugine Kuhlmann, Rhône-Poulenc, Saint-Gobain Pont-à-Mousson, Thomson) ainsi que des principales banques et de deux compagnies financières (Paribas et Suez) devait donner à l’État les moyens de développer une stratégie industrielle et financière destinée à stimuler l’investissement de ces grands groupes et, par un effet d’entraînement, de l’ensemble de l’appareil productif. Le Plan intérimaire pour 1982-1983 prévoyait alors un taux de croissance moyen en volume du PIB de 3 %. Quant à la politique monétaire, elle était au départ accommodante, tandis que les taux d’intérêt étaient orientés à la baisse afin d’encourager le recours au crédit.
Dans les faits, cette politique se heurta à divers obstacles. Nombre d’analystes ont souligné, à cet égard, la responsabilité d’un appareil de production français mal adapté à une demande orientée vers le textile, l’ameublement, l’électroménager à bon marché ou l’audiovisuel, notamment les magnétoscopes, ce qui stimula les importations plus que la production nationale. Ainsi, au lieu de croître, l’investissement dans l’industrie connut un repli de 5 % par rapport à 1981.
Parmi les raisons invoquées figurent à la fois l’effet à retardement de la rigueur des années précédentes, le poids des cotisations salariales et sociales des entreprises, la méfiance ou la défiance des milieux d’affaires à l’égard du gouvernement ; — les entreprises nationalisées, handicapées ou paralysées par les incertitudes relatives à leur direction, n’ont pas joué le rôle d’entraînement escompté et ont même essuyé des pertes financières ; — la reprise internationale ne fut pas au rendez-vous — la croissance ne fut que de 1 % au lieu des 5 % espérés en 1982 — et les exportations furent insuffisantes pour empêcher la dégradation de la balance commerciale qui, du milieu de 1981 au milieu de 1982, afficha un déficit cumulé de 14 milliards de dollars — plus de 10 milliards pour la balance des opérations courantes ; — les différentes mesures de partage du temps de travail favorisèrent la réduction du chômage, mais nourrirent une spirale salaire-prix, le contrôle des prix et le réajustement à la baisse du franc à l’intérieur du système monétaire européen (SME) ne permettant pas de contenir leur progression.
Pour autant, la première phase de mai 1981 à juin 1982 fut positive. Si l’inflation fut élevée, on ne constata pas de dérapage catastrophique des prix rapportés aux salaires, le chômage se stabilisa, le déficit des finances publiques fut moindre que celui des autres économies occidentales ; quant au besoin de financement des administrations publiques, il passa de 1,6 % du PIB en 1981 à 2,9 % en 1982.
Mais, dès février 1982, le ministre de l’Économie et des Finances, Jacques Delors, qui réclamait depuis la fin de 1981 une « pause dans les réformes » a nommé à la direction du Trésor le très libéral Michel Camdessus qui, directeur général du FMI de 1987 à 1997, imposera partout à travers le monde de ravageurs plans d’ajustement structurel, un directeur du Trésor qui ne cessera dès lors de s’alarmer que « les caisses sont vides ».
Puis, en juin 1982, le gouvernement décida de procéder à une première inflexion par l’adoption de mesures de rigueur accompagnant une deuxième dévaluation du franc (de 9,6 % face au deutsche mark par le jeu de la modification des parités par rapport au cours pivot du SME), après la première (3 %) d’octobre 1981, sous la pression d’une conjonction de facteurs : une inflation supérieure à celle des voisins de la France ; des attaques renouvelées contre le franc ; l’alourdissement de l’endettement extérieur ; la dégradation des comptes publics, en particulier ceux de la sécurité sociale.
Ce premier plan comprenait un blocage généralisé des prix et des salaires, l’émission d’un emprunt d’État de dix milliards de francs, au taux de 16 %, pour soutenir l’investissement, une loi de finances rectificative dont le but était d’accroître les recettes (augmentation de la TVA) et de diminuer les dépenses, notamment de sécurité sociale (plan d’économie), afin de contenir la dégradation des comptes publics, le relèvement de 7,4 % des cotisations. Mais les effets de ce plan furent loin d’être convaincants : l’inflation restait supérieure à celle des voisins européens tandis que la consommation ralentissait, et, à la fin de 1982, la balance commerciale enregistrait un déficit de 16 milliards de dollars — 12 milliards pour la balance courante — tandis que l’endettement extérieur net (différence entre ce que le pays emprunte et ce qu’il prête à l’extérieur) atteignait 10 % du PIB. Si bien que, huit jours après le second tour des élections municipales de mars 1983 dans lesquelles le Parti socialiste essuya une sévère défaite, le gouvernement dut choisir entre la sortie du SME et le « tournant de la rigueur », contrepartie d’un nouveau réaménagement monétaire du SME au terme duquel, puisque c’est la décision qui fut arrêtée, le deutsche mark et le florin étaient réévalués tandis que la lire et le franc étaient dévalués, avec un ajustement du montant à 8 % entre ce dernier et la monnaie allemande.
Au Parti socialiste même, certains sont alors conscients du caractère déterminant pour l’avenir de l’orientation prise en mars 1983. Ministre d’État, ministre de la Recherche et de l’Industrie, Jean-Pierre Chevènement réclamait des moyens pour relancer une politique industrielle d’envergure, des mesures protectionnistes afin que la relance de la demande se dirige vers des produits français plutôt que vers les importations, avec comme conséquence le creusement du déficit commercial.
Il plaidait donc, logiquement, pour une stratégie de reconquête du marché intérieur et pour une nouvelle dévaluation, assez importante pour redonner de la compétitivité aux exportations françaises. C’était pour lui la condition de la poursuite d’une politique de gauche, volontariste, dont le double but était le progrès social et la puissance industrielle de la France. Mais cette « autre politique » supposait de briser le tabou européen et la sortie du SME qui, en accrochant « le franc au mark allait déterminer toute la politique ultérieure de libéralisation ».
Le 23 mars, quelques jours après le « tournant », Jean-Pierre Chevènement démissionnait : la seconde gauche, minoritaire au congrès de Metz, l’avait emporté, rejointe par le centre, ou le Marais, du parti, que les chevènementistes accusèrent de soumission mélancolique à un environnement hostile, tandis que les partisans du tournant se moquaient de ceux de « l’autre politique », qualifiés de « camp des Albanais » afin de ridiculiser le caractère prétendument autarcique de leur position. C’est que, dès ce moment, la bataille fondamentale est celle des récits : d’un côté ceux qui pensent que la politique est d’abord une volonté qui doit s’imposer aux prétendues lois du marché. De l’autre, ceux qui se donnent pour réalistes se défendent d’avoir trahi les espoirs de 1981 au motif que le pouvoir déniaise, que les socialistes ignorants des réalités économiques n’ont fait que tirer les leçons de leurs fautes initiales et de l’échec de la relance. Et pour comprendre les véritables enjeux du tournant de la rigueur, c’est un récit de ce qui s’est déroulé entre mai 1981 et mars 1983 différent de celui qui s’est imposé comme hégémonique, qu’il convient d’écrire.
À l’époque, la politique monétaire restait une composante essentielle de la politique économique et les élites ne s’étaient pas encore rangées à cette idée absurde d’une banque centrale indépendante dont l’objectif unique serait le contrôle de l’inflation.
L’arme du contrôle des capitaux restait à la disposition des gouvernements et chacune des nations disposait de sa pleine souveraineté monétaire.
Plus encore, la politique monétaire pouvait s’articuler avec une politique industrielle que chaque État était libre de fixer en fonction des objectifs qu’il s’assignait : défendre une orientation en faveur de la demande intérieure était possible même si le contexte international paraissait récessif ou déflationniste.
Le gouvernement français, disposant de la stabilité grâce aux institutions de la Ve République et de la puissante majorité législative sortie des urnes en juin 1981, aurait donc pu expliquer aux autres puissances économiques ses intentions de soutien à la demande.
Et tenir sa ligne. D’autant que, à l’intérieur, ce gouvernement disposait de puissants moyens économiques comme nous l’avons indiqué. Alors, comment diable un gouvernement disposant d’une pareille force économique a-t-il pu céder sous les coups de boutoir de la contrainte extérieure ?
Dans un livre non traduit en français, La Disparition de la gauche en Europe, deux économistes italiens, Barba et Pivetti nous livrent une lecture de ce tournant bien différente de la doxa libérale selon laquelle les socialistes touchés par la grâce libérale au contact des réalités se seraient convertis à la raison. Pour eux, c’est à l’intérieur du PS, dans le jeu entre courants, que se serait jouée moins la défaite de la gauche face au marché, que la victoire de la seconde gauche en faveur du marché et de la construction européenne.
La défaite apparente des partisans de Michel Rocard lors du congrès de Metz en 1979 laissait penser que l’orientation dirigiste et étatiste de Jean-Pierre Chevènement l’emporterait au moment de prendre en charge les affaires de la nation. Mais cette victoire ne fut que de façade. La deuxième gauche, conduite par Jacques Delors et ses proches, était résolument hostile au programme de nationalisations et souhaitait une gestion orthodoxe des finances dans le cadre du SME — sa priorité n’était ni la justice sociale ni la puissance économique de la France, mais le renforcement de l’intégration européenne.
Face à la politique déflationniste que pratiquaient ses partenaires européens depuis la fin de la décennie 1970, la France ne devait pas, selon Delors et les siens, chercher à jouer cavalier seul. Elle devait avant tout développer les convergences avec les autres pays européens, notamment l’Allemagne. Il ne fallait donc pas prendre le contre-pied de leurs orientations, mais s’y conformer et, si possible aller au-delà.
Ainsi le ministre de l’Économie et des Finances, comme le directeur du Trésor qu’il nomma, était-il dès l’origine un opposant de l’intérieur à la politique du gouvernement auquel il appartenait, attendant le moment où la rigueur deviendrait inéluctable. Alors que la fuite des capitaux, du printemps 1981 au printemps 82, expliquait 80 % de la dégradation des termes de la balance des paiements, la réponse apportée pour l’endiguer ne fut qu’une augmentation des taux d’intérêt.
Et alors que le système financier était presque entièrement public, aucune action réelle ne fut conduite pour contrôler les mouvements de capitaux. Au lieu d’agir comme puissance en charge de deux biens communs, la croissance et le plein-emploi, l’État, et singulièrement le secteur public, agirent comme des puissances privées. Au terme du processus, ceux qui, de l’intérieur du pouvoir, n’avaient rien fait pour assurer le succès de la politique sur laquelle ce pouvoir s’était fait élire (ou l’avaient sabotée), firent adopter l’austérité et la contraction salariale comme seuls moyens de riposte à une dégradation de la situation qu’ils n’avaient rien fait pour empêcher (ou à laquelle ils avaient contribué).
Et les ministres comme Jean-Pierre Chevènement ou Nicole Questiaux (en charge de la Solidarité nationale jusqu’au « pré-tournant » de juin 1982), qui défendaient « l’autre politique », furent défaits. Mais la défaite ne fut pas de l’État face au marché — puisque la bataille ne fut jamais livrée ! Elle aurait pu l’être, pourtant, car en ce début de la décennie 1980, la mondialisation était encore lointaine, les États européens n’étaient pas encore prisonniers du carcan du traité de Maastricht et la Banque centrale européenne n’existant pas, elle ne pouvait asphyxier un État dérogeant au dogme libéral comme elle l’a fait lorsqu’il s’est agi de mettre à genoux le peuple grec.
On peut donc affirmer avec Barba et Pivetti que « le tournant de la rigueur de 1982-1983 ne fut pas imposé à Mitterrand et au gouvernement Mauroy de l’extérieur de la coalition de la gauche ni de l’extérieur de la France. Il s’est agi d’un choix libéral et pro-capitaliste opéré en pleine conscience et autonomie par la gauche. Un choix graduellement mûri durant les quinze années précédentes et qui couvait sous la cendre des options de 1981 ».[1] François Mitterrand ne tenta rien contre ce choix, mais le véritable « héros » de cette histoire est Jacques Delors qui se montra le plus résolu à faire adopter et appliquer par la gauche les idées d’une adaptation au marché, d’effacement du progrès au profit de la modernisation, le tout par et pour l’intégration européenne.
Quant au Parti socialiste, il ne cesserait plus de tenir le discours de l’adaptation et de donner, à chacun de ses passages au pouvoir, de nouvelles armes au marché, activement secondé par la technocratie du ministère des Finances et les élites produites par des instituts d’étude politique et une École nationale d’administration dont les réformes des études aboutirent à enseigner, désormais et sans cesse davantage, l’aversion pour l’État, les services publics et l’intérêt général en même temps que le culte du marché, de l’entreprise et des dogmes libéraux.
Les réformes administratives visant à dépecer l’État et à enjoindre aux services publics de se comporter comme des entreprises, les dérégulations tous azimuts, conformes à la doxa libérale, des années Rocard et Bérégovoy, le renoncement à l’arme de la nationalisation et la non remise en cause des privatisations opérées par les gouvernements de cohabitation de droite, l’adoption de la monnaie unique privant les gouvernements de toute marge de manœuvre ne furent que les conséquences de cet acte de renoncement inaugural du fake state, de réarmement par l’État du marché et de désarmement de l’État par lui-même.
On comprend alors que l’avènement du fake state est aussi rendu possible par la mutation de la formation des élites et de leur imaginaire autrement dit de leur système de représentation.
Le rôle clef de la haute fonction publique dans l’affirmation du fake state
Pour l’élite administrative montante, déjà acquise aux idées néolibérales, la relance de 1981 constitue d’abord un orage qu’elle va laisser passer tout en se consacrant à conquérir des positions stratégiques dans la haute administration. Les insuffisances de la relance qui conduisent au choix de la sortie du SME pour se donner les armes nécessaires à sa réussite ou de l’inversion de la politique suivie, leur fournissent l’opportunité de faire prévaloir leurs convictions auprès d’un gouvernement incapable d’opter pour la rupture du carcan monétaire en vue de poursuivre la politique sur laquelle il s’est fait élire : la logique idéologique des élites administratives l’emporte sur le politique. C’est le moment de la grande bascule : la nouvelle élite technocratique l’emporte sur le choix démocratique et fait prévaloir ses solutions.
Le socialisme à la française disparaît dans les oubliettes de l’histoire, tandis que la gauche de gouvernement célèbre ses noces avec l’entreprise sous les auspices de la désinflation compétitive. Son alibi est un compromis de nature social-démocrate dont certains pensent qu’il permettra de réconcilier les travailleurs et l’industrie, mais la nouvelle politique a été fabriquée dans les bureaux du ministère de l’Économie et des Finances et vendue à des politiques souvent sans plus de compétences que de convictions, et surtout soucieux de rester au pouvoir, même si cette nouvelle politique réduira pour l’essentiel ce pouvoir au sociétal et à la figuration.
Or cette nouvelle politique, qui installe la lutte contre l’inflation comme une priorité absolue, a des conséquences sociales lourdes, « la main invisible de l’inflation, écrivent Joubert et Théret, constituant pendant longtemps un mode d’ajustement plus efficace dans une société où les partenaires sociaux sont divisés et dotés d’organisations confédérales faibles ».[2]
C’est qu’en effet, en France, pour des raisons propres à notre histoire, la faiblesse de la démocratie sociale a été compensée par une inflation qui profite au travail et érode le capital. Le coup de force des économistes est d’avoir ramené le phénomène à une question technique assortie d’un récit, celui d’une inflation qui nuirait à tous, épargnants et salariés, riches et pauvres, travailleurs et rentiers, avec, pour faire bonne mesure, l’évocation terrifiante des millions nécessaires pour acheter une boîte d’allumettes et du kilo de pommes de terre qui coûte une brouette de billets !
Manipulation des images et des imaginaires qui induit que toute inflation conduit à l’hyperinflation et qu’elle est donc un mal absolu, même si elle a été un des moteurs essentiels de la réduction des écarts de richesse et de l’élargissement des classes moyennes durant les Trente Glorieuses. L’inflation zéro devint alors le totem, la névrose obsessionnelle des nouvelles élites : « le mythe de l’inflation zéro, écrit Pierre Bezbakh, s’empare donc des esprits et devient une sorte d’objectif de référence, même si cela implique des politiques déflationnistes maintenant les économies dans une sorte de léthargie impliquant le maintien d’un chômage élevé ».[3]
Ce chômage va à la fois achever de rendre caduc un mode de concertation sociale et conduire à la remise en cause progressive du compromis social d’après-guerre qui commence à poindre, tandis que s’affirme en contrepoint un néolibéralisme gestionnaire. L’air du temps est désormais à la dénonciation d’un État défaillant dont la politique de redistribution est accusée de jouer contre l’emploi, dont l’interventionnisme découragerait l’initiative privée, dont les droits économiques et sociaux qu’il a accordés nuiraient à l’entreprise — et dont l’action, au final, aurait été contraire à l’intérêt général.
Parallèlement, ces élites qui n’ont rien entrepris, qui font carrière dans l’appareil de l’État qu’elles dénoncent, et qui vont pantoufler sans complexe dans des grandes sociétés souvent dépendantes des commandes de ce même État, vont offrir à la société un modèle unique : « ce modèle de l’entrepreneur imprègne l’ensemble des discours, au-delà même de la sphère de l’économie marchande : c’est comme une entreprise que les nouveaux maires prétendent gérer leur commune. C’est dans les mêmes termes que les nouveaux directeurs envisagent leur action, etc. »[4]
L’entreprise devient la référence ultime ; les « corporatismes » et « l’assistanat » sont voués aux gémonies ; le volontarisme politique est un archaïsme ; les défaillances de l’État sont bien plus graves que ne peuvent l’être celles du marché. La mauvaise gestion — circonstancielle — du Crédit Lyonnais nationalisé va permettre d’accuser l’État d’être par principe mauvais gestionnaire et donc de justifier les privatisations bancaires ; mais les spéculations folles des banques privatisées qui mènent le système au bord de la paralysie en 2009 et forcent les États à s’endetter pour le sauver ne conduiront à aucune nationalisation ni ébauche de régulation sérieuse — pas même au retour à la séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires.
Il est vrai que les nouvelles élites apprécient tout particulièrement de pantoufler dans les grandes banques — un certain Macron, par exemple. De même, il ne peut plus désormais être question de contraindre les acteurs du marché ; les économistes orthodoxes qui fournissent la légitimation scientifique au discours que les élites administratives se sont approprié, ne peuvent envisager que d’inciter : la croyance dans le système des prix comme signal, comme source d’information, se renforce dans ces décennies 1980-1990.
Permettre les licenciements pour redresser la compétitivité des entreprises, s’ouvrir aux marchés financiers pour adapter la France au monde, réduire les prélèvements obligatoires, s’interdire de dévaluer, modérer les salaires et réduire les dépenses de l’État, renoncer à toute protection de la production nationale, permettre aux capitaux de circuler sans contrôle : tout ce vieux bric-à-brac libéral devient la doxa des socialistes : « compétitivité, Europe, modernisation, sont les trois mots d’ordre des jeunes loups qui remplacent peu à peu les vieux routiers de l’élite rose dans les cabinets ministériels ». Et naturellement, cette mutation s’étend au champ social : en 1981, les spécialistes des questions sociales du Parti socialiste — issus du Conseil d’État, Nicole Questiaux, ministre de la Solidarité nationale en 1981-1982, Yannick Moreau, conseillère en charge des affaires sociales à l’Élysée de 1981 à 1984, Jacques Fournier, secrétaire général du gouvernement de 1982 à 1986, ou Jean-Louis Bianco — représentaient dans la haute administration un contrepoids aux orientations libérales en matière économique.
Ainsi, Nicole Questiaux déclarait-elle le 28 juillet 1981 : « il ne faut pas dramatiser les résultats de la Sécurité sociale ; Sécurité sociale et protection sociale ne peuvent pas se réduire à un problème de comptes, je ne suis pas le ministre des comptes ».[5] Mais ces experts vont être écartés du champ social : Nicole Questiaux démissionne en 1982, Jean-Louis Bianco devient secrétaire général de l’Élysée, Jacques Fournier s’en va présider GDF puis la SNCF, Yannick Moreau prend la direction du cabinet de Jean-Pierre Chevènement à l’Éducation nationale puis devient secrétaire général pour l’administration du ministère de la Défense.
De sorte que, dès lors, le ministère des Finances s’annexe l’expertise du secteur social : là encore, les socialistes ont gravement failli en ne faisant pas naître un vrai système d’expertise en matière sociale capable de faire pièce à la forteresse des Finances — échec qui témoigne d’une volonté bien faible d’équilibrer l’économique et le social.
Et qui produit de graves conséquences : ainsi de la sous-administration du ministère des Affaires sociales sur laquelle l’affaire du sang contaminé jettera une lumière aussi crue que tragique. En réalité, toutes les orientations ébauchées par le septennat de Giscard d’Estaing, acclimatées par les socialistes à partir de 1982-1983, puis gravées dans le marbre de l’Acte unique et du traité de Maastricht, consacrent l’hégémonie intellectuelle et politique du ministère des Finances et avec elle l’approche comptable de toute question : la gouvernance par les nombres mise en œuvre par une technostructure indifférente au suffrage universel triomphe.
Le macronisme n’est que l’expression ultime de ce mouvement de presque un demi-siècle et la terrifiante réforme des retraites n’en est que la dernière manifestation en date.
Quelle trajectoire est plus caractéristique de ce mouvement que celle de Jean-Charles Naouri, passé par l’ENS, Harvard, l’ENA et la direction du Trésor… pour diriger aujourd’hui le groupe Casino ?
Dès la fin des années 1970, Naouri est, avec Simon Nora, l’auteur d’un rapport qui propose le démantèlement de l’Assurance maladie au profit d’une aide personnelle sous conditions de ressources et laissant évidemment la place au marché et à l’assurance privée pour la couverture des « petits risques ». Il devient, en 1982, directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, aux Affaires sociales puis à l’Économie, où il est le principal artisan, entre 1984 et 1986, de la libération des marchés financiers et du lancement en France des produits dérivés… avant de rejoindre la banque Rothschild en 1987 et d’être en 1988 l’un des protagonistes, blanchi de l’accusation de délit d’initié par un non-lieu, de l’affaire de la Société Générale, mêlant hauts fonctionnaires, hommes d’affaires français et financiers internationaux.
C’est encore durant le septennat giscardien que s’amorce le changement de nature des politiques sociales dont l’objectif devra moins être de lutter contre les inégalités que de combattre la pauvreté — fabriquée par les politiques économiques d’austérité.
Là encore, l’itinéraire de l’artisan de cette réorientation, Lionel Stoléru, est symbolique : Polytechnique, Stanford, ingénieur des Mines, direction des affaires financières du Crédit Lyonnais, secrétaire d’État dans les gouvernements Chirac, Barre et Rocard, président du Conseil d’analyse économique sous le gouvernement Raffarin ; comme l’est aussi celui de sa fille, Emmanuelle Wargon : IEP, HEC, ENA, Cour des comptes, Assistance publique-Hôpitaux de Paris, conseillère de Bernard Kouchner, ministre de la Santé du gouvernement Jospin, directrice de cabinet de Martin Hirsch, haut-commissaire aux solidarités actives contre les pauvretés du gouvernement Fillon, pantouflage chez Danone, secrétaire d’État du gouvernement Philippe et « animatrice » du grand fake débat.
Reproduction des élites, aggravation continue des mêmes politiques ! Peu importe que le gouvernement soit de droite, de gauche ou d’en Marche : l’action publique doit être réservée aux plus démunis et, pour le reste, l’assurance privée doit y pourvoir. C’est bien la philosophie de la réforme des retraites Macron-Philippe : minimum vieillesse pour tous, et assurance complémentaire privée par capitalisation pour ceux qui pourront.
Le problème, c’est que la population rejette ce choix des élites ; celles-ci doivent donc élaborer leurs « réformes » à l’abri de la discussion démocratique, les justifier par des problèmes de financement qu’elles ont organisés en asséchant les ressources des régimes sociaux à liquider pour faire place au marché, noyer les enjeux réels dans la technique, multiplier les rapports et les comités, obscurcir tout débat à coups de mensonges et d’injonctions contradictoires, organiser de fausses concertations alors que tout est déjà ficelé et qu’il s’agit seulement d’« expliquer » à un peuple borné, trop enclin à méconnaître les réalités et le génie de ceux qui savent, qu’il n’y a pas d’alternative — dans une dramaturgie grossière de l’urgence et du double discours : sauver le système de protection sociale en le détruisant pierre par pierre.
Le tournant fabiusien, dont Macron est à la fois le produit et la version numérique, néo-managériale et caricaturale, radicalise la subordination du social à l’économique actée par les élites durant les décennies précédentes : la justice ne peut provenir de politiques économiques ou industrielles à vocation sociale, qui doivent être abandonnées ; elle ne peut être que produite par le marché. La compétitivité doit tenir lieu de gouvernail économique, quitte à sacrifier des secteurs économiques entiers. Les entreprises doivent avoir plus de liberté pour licencier, même si c’est dans le but de mieux rémunérer les actionnaires.
La politique sociale ne peut donc être que résiduelle : l’exhortation à la solidarité, le recours institutionnalisé, médiatisé, à la charité, remplacent l’aspiration à plus d’égalité.
L’action publique ne vise plus à rapprocher les conditions de vie, mais à atténuer les violences sur les plus démunis que produisent les nouvelles orientations économiques : c’est l’avènement de l’État anesthésiant.
Mais il faut le redire une fois de plus avec Jobert et Théret : « le néolibéralisme n’a pas été imposé de l’extérieur à un État rétif. Ce sont les économistes d’État qui lui ont fourni son armature intellectuelle. C’est une élite dirigeante issue de l’État et dont le camp de base est le ministère de l’Économie, des Finances et du Budget qui en a fait un puissant outil de promotion […]. Par le jeu du pantouflage, de la privatisation bien maîtrisée, elle a conquis les sommets de l’économie. Par son travail dans les cabinets et les écuries des présidentiables, elle a acquis les mérites nécessaires pour obtenir des parachutages favorables et coloniser ainsi non seulement le centre du pouvoir politique (partis, parlement, ministères), mais aussi sa périphérie ».[6]
Écrites en 1994, ces lignes restent d’une actualité brûlante, comme le diagnostic que posaient alors Jobert et Théret : « la récurrence des mouvements sociaux mal contrôlés par les syndicats, l’ampleur des votes désignés comme protestataires dans les derniers scrutins indiquent tous que l’emprise du néolibéralisme républicain se rétrécit ».
Que s’est-il passé depuis ? Comment ne pas voir dans ce diagnostic, vingt-sept ans plus tard, une anticipation du mouvement des Gilets jaunes ? Pour autant, il est bien difficile de discerner des contrepoids efficaces à cette toute-puissance technocratique ainsi qu’à l’idéologie qu’elle sert et qui s’est diffusée jusque dans certains appareils syndicaux : la manière dont la CFDT a quitté (tenté de saborder ?) le mouvement d’opposition à la réforme des retraites a jeté une lumière crue sur les liens entre cette organisation, qui s’est convertie depuis longtemps à l’accompagnement de la grande mutation libérale, et des économistes orthodoxes proches du pouvoir.
Quant aux partis politiques dits de gouvernement, leur absence totale de crédibilité dans l’opinion, confirmée sondage après vote, comme leur effondrement interne — plus de militants, des structures bureaucratiques. Hors-sol — sanctionne un vide programmatique consécutif à leur adhésion à cette idéologie et à l’Union européenne qui privent les alternances de tout sens. Comme l’ont analysé avec brio Bruno Amable et Stefano Palombarini, c’est un bloc bourgeois qui s’est formé à partir des catégories sociales supérieures présentes dans la droite républicaine comme dans le parti socialiste.[7]
Et c’est leur alliance qui a rendu possible l’arrivée au pouvoir d’un représentant caricatural de la technocratie de l’Inspection des finances, Emmanuel Macron, élu à la tête du fake state après un parcours — IEP, ENA, Inspection des Finances, pantouflage à la banque Rothschild, Parti socialiste, homme de cabinet promu ministre sans avoir été élu —, emblématique d’élites acquises à une gouvernance par les nombres qui rend à leurs yeux tout à fait inutiles la moindre expérience de terrain, la relation avec un terroir ou simplement le respect pour des hommes qu’on n’entend moins représenter et gouverner que plier — à coups de matraques et de LBD s’il le faut — à une « Vérité économique » qui ne souffre pas de contestation.
Macron est un symptôme et un révélateur : il fait passer de l’ombre à la lumière le pouvoir de la technocratie du ministère des Finances ; il incarne, avec toute l’arrogance de cette nomenklatura ce cercle autoproclamé de la Raison, cher à Alain Minc, qui entend imposer ses solutions alors qu’il ne dispose de l’adhésion que d’environ 15 % des électeurs inscrits. Car cette élite n’a cure de la démocratie, et a trouvé en Macron celui qui mobiliserait toutes les armes juridiques pour imposer enfin, dans toute sa « pureté » et dans toutes ses dimensions, un programme libéral dont elle jugeait que les politiques de l’Ancien Monde, trop soucieux d’une opposition à un programme dont toutes les études d’opinion montrent qu’elle est largement majoritaire en France, ne l’appliquaient que trop partiellement.
L’étatisme au service du libéralisme était en marche. Cette conquête du sommet de l’État par la technostructure du ministère de l’Économie et des Finances est l’aboutissement de sa montée en puissance continue depuis le tournant de la rigueur, mais celle-ci est indissociable du choix européen : l’euro, les traités disciplinaires et l’ensemble des dispositifs contraignants en matière budgétaire qu’ils ont générés ; la dette, produit de la déflation et de la surévaluation de la monnaie autant que du recours aux marchés pour la financer.
Au fil des années, le pouvoir de Bercy n’a cessé de croître et « son emprise s’est également étendue depuis le traité d’Amsterdam de 1997 aux comptes sociaux (avec la mise en place d’une loi de financement de la Sécurité sociale et d’un objectif national de dépenses d’assurance maladie en 1996) et de manière plus incrémentale aux collectivités locales. »
La perte de contrôle par les politiques de la politique monétaire et, en grande partie, du budget trouve sa contrepartie dans le renforcement du pouvoir disciplinaire de la technostructure du ministère des Finances, relais des orientations fixées par l’Union européenne, gardienne de l’orthodoxie ordo-libérale, monétariste et austéritaire sacralisée et placée hors du champ de la délibération démocratique par les traités européens. Cette technostructure dispose, quel que soit le résultat des élections, des armes pour soumettre à sa logique comptable les ministères, les services publics comme la protection sociale. « À la fin des années 1980, le ministère prend une part significative dans la réorientation de plusieurs politiques publiques dans le cadre de ce qu’on appelle communément le “tournant néolibéral”, mais qu’on peut énumérer précisément : libéralisation bancaire, boursière et financière de 1984-1985, désinflation compétitive des années 1987-1992, privatisations réitérées de 1993-1995 et de 2000-2002, politique de l’offre, déréglementation des marchés financiers, prolongée par le désengagement de l’État des marchés des capitaux. »[8]
La liste est longue des étapes qui ont érigé Bercy en force propulsive pour des marchés toujours plus dérégulés, autant qu’en force de rappel et de contrôle des services publics et de la sphère sociale toujours plus contraints. L’affirmation de la concurrence comme principe central de la « construction européenne » depuis 1985 a renforcé la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes, non au service du consommateur — mission archaïque ! —, mais comme bras armé de l’idéologie concurrentielle.
Elle s’est pourtant vu retirer une partie de ses prérogatives, d’abord au profit du Conseil de la concurrence (1986), puis de l’Autorité de la concurrence (loi de modernisation de l’économie en 2008). La multiplication des autorités administratives, prétendument indépendantes, doublant les institutions existantes est une des caractéristiques du fake state.
Mais, entre toutes, c’est la direction générale du Trésor qui s’est acquise un poids sans équivalent. C’est elle qui a œuvré sans relâche aux privatisations et qui a été le levier pour imposer aux entreprises publiques de calquer leur gestion sur celle des entreprises privées. En créant sous son égide « l’Agence France Trésor » (2001) chargée de placer au mieux la dette française sur les marchés financiers, elle a en somme réalisé la « belle » alliance de la finance et de la haute fonction publique — ce qu’Emmanuel Todd nomme dans son dernier ouvrage l’aristocratie stratofinancière, une aristocratie indifférente aux problèmes et aux aspirations des citoyens.
Elle s’est heurtée à la résistance des hauts fonctionnaires de la direction générale de l’Énergie et des Matières premières, que des raisons stratégiques rendaient plus réservés à l’égard des privatisations. Mais, le Trésor remporta la victoire qui se traduisit, en 2004, par la création de l’Agence des participations de l’État chargée de la gestion des participations de l’État dans les entreprises.
Quant au bref moment keynésien lié à la crise de 2008-2009, il a fait l’objet d’un encadrement strict de la part de la direction du Trésor qui a exercé de nombreuses pressions afin de contenir les déficits. Et la création de la direction de la Réforme budgétaire au sein du ministère de l’Économie et des Finances, en mars 2003, répondait à la mission spécifique de la mise en œuvre de la Loi organique relative aux lois de finances. Sans contrepoids réel dans la société, face à un monde syndical affaibli et divisé, face à un Parlement privé de ses prérogatives par les traités européens qui l’ont transformé en chambre d’enregistrement où, depuis 2017, siège une majorité, dont l’amateurisme, l’incompétence et la soumission aveugle à l’Exécutif sont inédits dans l’histoire des cinq Républiques françaises. La technocratie financière a acquis un pouvoir lui aussi sans précédent, et qui affecte également les rangs inférieurs de la fonction publique — la main gauche de l’État.
Main droite et main gauche de l’État : Pierre Bourdieu avait coutume de distinguer la main gauche de l’État : « l’ensemble des agents des ministères dépensiers qui sont la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé », et la main droite : « énarques du ministère des Finances, des banques privées et des cabinets ministériels », ceux qui, selon lui, formaient la noblesse d’État.
L’entretien dont sont extraits ces propos fut publié en janvier 1992, voici bientôt trente ans, mais les phénomènes qu’analyse le sociologue n’ont fait que s’amplifier : « l’État s’est retiré, ou est en train de se retirer, d’un certain nombre de secteurs de la vie sociale qui lui incombaient et dont il avait la charge : le logement public, la télévision et la radio publiques, l’école publique, les hôpitaux publics, etc., conduite d’autant plus stupéfiante ou scandaleuse […] qu’il s’agit d’un État socialiste dont on pourrait attendre au moins qu’il se fasse le garant du service public comme service ouvert et offert à tous, sans distinction ».[9] La main droite n’a cessé d’œuvrer à ce désengagement, en étouffant des services publics par l’assèchement de leur financement et des réformes calamiteuses, afin de dégrader le service rendu à la population et de justifier ainsi leur liquidation ou leur privatisation. « La main droite, obsédée par la question des équilibres financiers, ignore ce que fait la main gauche, affrontée aux conséquences sociales souvent très coûteuses des “économies budgétaires”. »[10] Et l’on pourrait ajouter qu’elle n’a cessé de désigner les fonctionnaires de catégorie inférieure comme des privilégiés budgétivores, tout en bloquant leurs salaires et en dégradant leur niveau de vie. « Dix ans de pouvoir socialiste, ajoutait Pierre Bourdieu, ont porté à leur terme la démolition de la croyance en l’État et la destruction de l’État providence entreprise dans les années 1970 au nom du libéralisme ».
Il pointait ainsi la responsabilité particulière du Parti socialiste dans l’installation du fake state au nom de ce qu’il nommait la « vision du monde FMI », une responsabilité qui apparaît d’autant plus écrasante, après le gouvernement Jospin, la présidence Hollande et l’engendrement de Macron, tant en matière de discrédit du politique que d’acharnement à trahir le monde du travail et à servir avec zèle les intérêts du capital. De sorte qu’on peut estimer que sa quasi-disparition du paysage politique français est une excellente nouvelle. Car cette liquidation par la noblesse d’État de la notion d’intérêt général au profit d’une sacralisation du marché, de l’entreprise, des intérêts privés, a profondément détérioré la confiance des citoyens dans un État qui leur est de plus en plus étranger, hostile — sentiment renforcé par l’effacement, dans cette noblesse d’État, de l’éthique liée au service de cet intérêt général. Car, au fur et à mesure que triomphait l’économicisme érigé en horizon politique par cette noblesse d’État campée sur son prétendu savoir économique, se multipliaient les affaires de délits d’initiés, de corruption, de népotisme, d’emplois fictifs, de financement illégal des partis politiques, à la faveur du développement des liaisons dangereuses entre politiques, haute fonction publique et milieux d’affaires.
Écoutons encore une fois la voix du sociologue qui, en décembre 1995, s’adressait aux cheminots en grève à la gare de Lyon : « cette noblesse d’État qui prêche le dépérissement de l’État et le règne sans partage du marché et du consommateur, substitut commercial du citoyen, a fait main basse sur l’État ; elle a fait du bien public un bien privé, de la chose publique, de la République, sa chose ».[11] Un quart de siècle sépare la réforme des retraites de Juppé et les grèves de 1995 de la réforme des retraites de Macron et des grèves de 2019-2020, entre-temps ce que dénonçait Bourdieu n’a fait qu’empirer.
La transformation du citoyen en consommateur, celle des serviteurs de l’État en auxiliaires du marché, celle de la chose publique en chose appropriée, celle de l’État en fake state, ont eu pour corollaire une individualisation dramatique des rapports sociaux : individualisation des carrières, des risques, retour de la notion de faute personnelle.
La main droite de l’État, c’est aux retraites qu’elle s’en prend, parce que c’est le plus important poste de l’État social, avec l’assurance maladie, et un gisement énorme de profits pour les sociétés d’assurance. Les éléments connus de cette réforme : étude d’impact bâclée selon le Conseil d’État, les scénarios de financement montrent que la main droite n’a qu’une conception financière et comptable de la protection sociale, qu’elle sous-finance volontairement la réforme pour mieux légitimer l’intervention d’acteurs privés.
Et l’asphyxie de l’hôpital public comme la « construction du trou » de la Sécurité sociale nous indiquent quelle sera la prochaine étape. La pratique du pantouflage autrefois réservée, pour l’essentiel, aux fins de carrière, est devenue, avec l’avènement du fake state, à la fois plus fréquente et plus précoce. Elle devient quasi générale pour ceux qui exercent des fonctions dans les cabinets ministériels ou à l’Élysée, et révèle une collusion inquiétante entre la haute fonction publique et le secteur privé — avec un fort tropisme pour la banque et la finance.
Sur les trois cent trente-trois inspecteurs des finances identifiés par Agnès Rousseau dans son enquête sur les banques, plus de la moitié sont partis dans le privé, et un tiers de ceux-là ont choisi le secteur bancaire privé.[12] La carrière de ces inspecteurs plafonnant dans le public lorsqu’ils atteignent 40 ans, le passage au privé leur permet d’augmenter considérablement leurs revenus. Mais au-delà, l’idéologie dominante, qui dévalorise le service public pour faire de l’entreprise le seul lieu de véritable réussite, et de l’argent son seul signe, est un puissant excitant à la migration, et ne pas l’accomplir le signe d’une carrière en échec. Parfois le mouvement inverse se produit : avant d’être nommé directeur général de la Caisse des dépôts et consignations en 2017, Éric Lombard (HEC) est passé de la banque Paribas aux cabinets (1989-1993) des ministres socialistes Louis Le Pensec et Dominique Strauss-Kahn, avant de retourner dans la filiale assurance de BNP Paribas puis de devenir directeur général de l’assureur italien Generali en 2013. Mais, ce qui est nouveau — et sans doute le plus toxique —, c’est la pratique du « rétro-pantouflage », à savoir le retour dans la fonction publique après un passage dans le privé. Passé par Polytechnique et l’ENA, l’inspecteur des Finances François Villeroy de Galhau intègre la direction du Trésor puis le cabinet du ministre, puis Premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy comme conseiller pour les affaires européennes ; conseiller à la représentation permanente de la France à l’Union européenne, puis directeur de cabinet de deux ministres socialistes des Finances (Strauss-Kahn et Sautter) et enfin directeur des Impôts, il quitte le service public en 2003, à 44 ans, pour devenir président-directeur général de CETELEM, filiale de BNP Paribas, puis directeur général délégué de ce groupe bancaire. Il est nommé — par le président Hollande — gouverneur de la Banque de France en 2015. De l’État censé réguler la finance à la finance, puis de la finance à la tête de la Banque de France, régulateur du système bancaire… comment s’étonner, avec de tels parcours, de la timidité de la réglementation du secteur bancaire ? Conflit d’intérêts estimeront, à la nomination de Villeroy de Galhau, quelque cent cinquante économistes et universitaires avec quelque apparence de bon sens.
Depuis, dans sa lettre annuelle au président de la République de 2019, le gouverneur se félicite de la réussite incontestable de l’euro, du soutien populaire dont il bénéficie et des gains de pouvoir d’achat qu’il a apportés aux Français, s’inquiète des faiblesses économiques et sociales de la France, appelle à poursuivre les réformes, à contenir la dépense publique ! En 2021, alors que la situation économique reste encore incertaine, la question de la dette publique lui permet d’inviter à prendre la direction de l’austérité de manière à peine voilée « Un autre défi sera celui de la dette publique, que la Banque centrale ne peut en aucun cas annuler. Le désendettement de la France requerra donc l’addition de trois instruments : le temps ; la croissance, amplifiée par les réformes ; et enfin une meilleure efficacité de nos dépenses publiques, les plus élevées de tous les pays avancés. Notre pays devrait tendre vers une stabilisation de celles-ci en volume, associée à une stabilité fiscale pour donner confiance et visibilité aux acteurs économiques ».
Le journaliste Laurent Mauduit relève pour sa part qu’avec l’arrivée de Macron à l’Élysée, ces rétropantouflages ont pris une ampleur totalement inédite de sorte que s’établit désormais « une porosité générale entre l’intérêt général et les affaires privées.
La muraille de Chine qui a presque toujours existé entre ces deux univers est en train de s’effondrer, entraînant une sorte de dissolution de l’intérieur de l’État au profit des intérêts privés ».
Dès lors, immanquablement, les conflits d’intérêts se multiplient. Blanchissant le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler (IEP, ESSEC, ENA, administrateur civil, direction du Trésor, représentant de l’État aux conseils d’administration de Renault, de la RATP, d’Aéroports de Paris désormais voué à la privatisation, du port du Havre comme sous-directeur de l’Agence des participations de l’État, cabinets des ministres socialistes Moscovici et Macron), le parquet national financier précise que lorsqu’il était en poste à l’Agence des participations de l’État et au ministère de l’Économie, celui-ci « aurait pu traiter des dossiers intéressants » pour le croisiériste MSC. Plusieurs articles, initiés par le site d’information Mediapart, écrit Le Parisien le 22 août 2019 à l’occasion du classement sans suite des plaintes visant Kohler, avaient mis en avant les liens familiaux et professionnels étroits entre M. Kohler et l’armateur dont la société a été fondée et est dirigée par les cousins de sa mère. MSC est aussi un très important client de STX France, gérant les chantiers navals de Saint-Nazaire.
Arnaud Montebourg s’opposera à sa nomination comme directeur. Après avoir siégé au conseil d’administration de STX France entre 2010 et 2012 en tant que représentant de l’État, M. Kohler a voulu, à deux reprises, rejoindre MSC, à chaque fois après avoir exercé des fonctions au sein de cabinets ministériels à Bercy.
La première fois, en avril 2014, la commission de déontologie, l’instance chargée de contrôler le départ des agents publics dans le secteur privé, s’était opposée à sa demande. Mais en août 2016, quand Emmanuel Macron a quitté le ministère de l’Économie, Alexis Kohler a finalement obtenu le feu vert de la commission et rejoint MSC Croisières au poste de directeur financier. Peu après, il avait été nommé à l’Élysée en mai 2017, à l’élection de M. Macron, comme secrétaire général. Mélange des genres, va-et-vient, déontologie à géométrie variable, l’aristocratie stratofinancière ne s’embarrasse plus guère de formes jugées désuètes pour naviguer à vue entre le service de l’État, c’est-à-dire en principe de l’intérêt général, et les affaires…
Quant au directeur de cabinet de Bruno Le Maire, Emmanuel Moulin (IEP, ESSEC, ENA), passé par la direction du Trésor, la Banque mondiale et le Club de Paris (restructuration des dettes publiques d’États en difficulté), il devient « senior banker » chez Citigroup, chargé du secteur public en France et en Belgique en janvier 2006, pour revenir dans l’appareil d’État l’année suivante à Bercy comme directeur adjoint du cabinet de la ministre Christine Lagarde, puis conseiller du président de la République Nicolas Sarkozy. Deuxième pantouflage en 2012, d’abord à Eurotunnel puis comme directeur général de la banque italienne Mediobanca… alors qu’en 2008 il avait dans ses attributions à l’Élysée l’aide au secteur bancaire. Et alors que, écrit Laurent Mauduit « comme par hasard, cette banque a été choisie peu de temps après par le ministère des Finances comme banque-conseil pour conseiller l’État lors de la privatisation de l’aéroport de Nice. Or on a découvert que cette même banque était aussi actionnaire minoritaire du consortium qui a gagné la privatisation. Épaulée par Emmanuel Moulin, issu de Bercy, la banque était donc en plein conflit d’intérêts, étant tout à la fois du côté du vendeur et du côté des acquéreurs. Ce qui est tout à fait choquant. Et comme si de rien n’était, Emmanuel Moulin a donc quelque temps après été coopté comme directeur de cabinet du ministre de l’Économie et des Finances.
Deuxième rétropantouflage. En réalité, ce que trahissent ces pratiques pernicieuses, même lorsqu’elles ne sont pas répréhensibles, c’est un capitalisme de connivence dans lequel l’éthique du service de l’État a sombré corps et biens. Et, comme le souligne Olivier Ferrand, le fondateur du think tank de centre gauche Terra Nova, « l’ENA est devenue un super MBA […] un super marchepied pour faire carrière dans le privé ». Issue de la réorganisation des administrations du ministère de l’Économie et des Finances voulue par ce moteur et cette pépinière du fake state qu’est la direction du Trésor, l’Agence des participations de l’État, créée par le gouvernement Raffarin, relève des directeurs adjoints du cabinet du titulaire de Bercy, ce qui fait d’eux des « têtes » particulièrement recherchées, tant cette agence représente pour les banques d’affaires une mine de considérables profits potentiels — acquisitions, cessions, privatisations. Par leur capacité à recycler une noblesse d’État qui a résolument opté pour l’aristocratie stratofinancière et à lui offrir des rémunérations que ne peut lui procurer le service de l’État auquel elle devrait être exclusivement vouée, les acteurs privés sont devenus les régulateurs de fait, quand ils n’ont pas réussi hier à faire éliminer toute régulation par ceux qu’ils rémunéreront demain. PDG du CCF (1986-1993) puis de la BNP (1993-2000), deux banques dont il a conduit la privatisation, artisan de la construction du groupe BNP Paribas qu’il dirige jusqu’en 2003, l’inspecteur des Finances Michel Péberau (IEP, Polytechnique, ENA, direction du Trésor, cabinets des ministres de l’Économie et des Finances Giscard d’Estaing et Monory) participe activement, durant l’automne 2008, à l’élaboration du plan de soutien des banques par l’État, alors qu’il est toujours président du conseil d’administration de BNP Paribas. « Il ne me semble pas anormal, répond-il à ceux qui évoquent une étrange confusion des genres, que les responsables politiques me demandent mon opinion. BNP Paribas est l’une des plus grandes banques du monde et je dirige des banques depuis que j’ai privatisé le CCF en 1987 […], j’ai la faiblesse de croire que cela m’autorise à avoir un avis éclairé sur la réforme de la réglementation bancaire, à Paris ou Bruxelles. »
Au final BNP Paribas sortira renforcée de la crise des subprimes, et son président participera à l’élaboration du premier mémorandum mettant la Grèce en coupe réglée et enclenchant le processus de liquidation, au profit du privé, de tout son patrimoine public.
Cette crise de 2008-2009, provoquée par les banques, n’a pas donné de coup d’arrêt à la financiarisation irresponsable de l’économie ni entraîné de rerégulation sérieuse de la finance folle. Elle a en revanche fait exploser l’endettement des États et démontré la capacité des élites bancaires et politiques à faire bloc afin que l’addition du « sauvetage » du système bancaire soit socialisée, c’est-à-dire payée par les citoyens. Face aux élites prédatrices, l’intérêt général n’a plus de défenseur à la tête du fake state. Comme l’écrit Xavier Ricard Lanata, « non seulement le corps social ne parvient plus à imposer des limites à l’expansion du marché, mais l’idée même d’une régulation est jugée inefficace, en dépit des crises auxquelles la dérégulation nous a conduits. » Or cette transformation est avant tout le résultat d’un changement d’esprit : la régulation est disqualifiée, dans son principe même, car la chose publique n’existe plus, ou plus exactement, n’est plus perçue comme telle. On pourrait multiplier les exemples de cet effacement : la réticence à l’impôt et, plus généralement aux politiques de redistribution, l’abandon du long terme dans les stratégies d’action individuelle et collective, le recours à une rhétorique de la croissance — signifiant vide et arithmétique —, en lieu et place d’une politique économique visant la prospérité des citoyens.
Dans la crise multiforme que nous connaissons aujourd’hui, la responsabilité de ces élites qui, à travers les idéologies néolibérales/ordo-libérales, le culte de l’orthodoxie financière, la pensée néomanagériale et l’économicisme, ont noyé l’intérêt général dans le culte du marché et du profit est écrasante. En quarante ans, la main droite de l’État a fait sécession et conquis une totale autonomie par rapport à une démocratie représentative que les traités européens et l’euro ont vidée de toute substance. Elle a mis son action au service du marché et des intérêts financiers au profit desquels est bradée la propriété collective. Face à cette offensive, les assemblées représentatives, les partis, les syndicats, la société civile ont capitulé ou sont restés sans réponse efficiente. En symbiose avec la grande entreprise, les banques et les marchés financiers, la haute fonction publique s’est acquis une puissance sans précédent — singulièrement les administrations financières qui, pour reprendre l’expression de Guillaume Sacriste ont imposé, par l’euro, un véritable gouvernement hors les murs, quand l’autre, l’officiel, ne se cache même plus pour offrir à ceux qui l’ont aidé à conquérir le sommet de l’État les aéroports ou le marché des retraites.
Le fake state au fil de la crise pandémique
La crise pandémique a eu un effet de dévoilement de plus de 25 ans de transformation de l’État. Si les hôpitaux ont montré combien les coupes budgétaires dans l’assurance maladie ont été redoutables, le fake state a montré aussi sa terrible et inquiétante appétence pour le recours à l’externalisation dont l’ampleur a été révélée par la mobilisation des fonctionnaires eux-mêmes à travers la création du Collectif Nos services publics. Ce même groupe a produit une note sur les coûts de l’externalisation qui seraient de 160 milliards d’euros sans efficacité réelle ni pour l’usager ni pour les finances publiques.[13] L’entretien et le nettoyage des hôpitaux sont confiés à un sous-traitant privé qui laisse à désirer : conditions de travail dégradées des personnels, normes de sécurité peu respectées. « Nettoyer, assainir, désinfecter, ce sont des tâches essentielles dans un hôpital. Des salariés chargés de ce travail — le “bionettoyage’’ — au sein de l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) ont mené plusieurs jours de grève début mars. Ces personnels ne sont pas employés directement par l’hôpital public, mais par des sociétés privées sous-traitantes. »[14]
Le fake state a aussi déployé ses failles dans la compétition électorale, en charge de distribuer les professions de foi électorales. L’entreprise Adrexo en charge de le faire n’a jamais répondu au cahier des charges qui lui a été fixé. De ce fait, la démocratie dans sa dimension procédurale a perdu de son authenticité.[15] L’État expose chaque jour un peu plus son impuissance, son délitement volontaire.
Les choix industriels sont encore parfois plus préoccupants lorsqu’il s’agit d’actifs stratégiques qui sont bradés comme la récente affaire Suez-Veolia.[16] L’État ayant volontairement sacrifié Suez à vil prix[17] par la même occasion privatise de manière violente le service public de l’eau en déstabilisant les collectivités locales.[18]
Les révoltes actuelles, celle des Gilets jaunes puis l’insurrection contre la scélérate réforme des retraites, montrent que le fake state est entré en crise parce que les citoyens comprennent que leurs institutions se sont gangrenées de l’intérieur et que la reprise en main de leur destin est nécessaire. Néanmoins, le fake state fait de la résistance, si l’on peut dire. Il accélère sa composante autoritaire pour tenir, comme le montrent les derniers propos d’E. Macron lors de son allocution du 12 juillet 2021. À défaut d’organiser une véritable politique de santé capable de concilier à la fois des libertés individuelles et la sécurité collective, il procède à une opération de police sanitaire en promettant la mort sociale à ceux qui ne veulent pas se faire vacciner. Sans compter que le fake state, jamais à un paradoxe près engage cette opération en faisant appel à un opérateur privé Doctolib qui se trouve violemment saturé. En une soirée à l’image d’un bank run, E. Macron organise un vaccine run.
Depuis les récents attentats terroristes et la crise pandémique, l’état d’urgence est devenu l’étrange et inquiétante norme juridique dans laquelle nous sommes placés. Les libertés publiques n’ont jamais été autant menacées. Cette menace peut apparaître encore plus réelle tant les citoyens usés par un an et demi de privation sont peut-être prêts à accepter moins de liberté pour retrouver une vie dite normale. Serions-nous entrés sans le savoir dans une humanité des sombres temps comme l’avait dit en son temps Walter Benjamin ?
Aucune perspective politique ne se dessine… encore ? Si un jour la restauration de la souveraineté nationale et populaire peut être envisagée, le grand défi sera d’organiser la relève, de trouver les hommes qui viendront rompre avec l’empire de la marchandise et l’idéologie néo-managériale — des hommes et des femmes qui auront à nouveau le bien-être de leurs concitoyens comme horizon, et pour qui la démocratie recouvrera un sens plein et non seulement procédural. Comme après la défaite de Sedan en 1870 ou la collaboration, le renouveau passera par une vaste réforme éducative, par une refonte des administrations et par un travail opiniâtre pour faire émerger et promouvoir les nouvelles élites qui devront remplacer celles qui, une fois de plus dans l’histoire de France, ont failli et trahi — à tout le moins.
Frédéric Farah
Frédéric Farah, économiste, chercheur affilié au laboratoire PHARE de Paris 1, membre du conseil scientifique de la fondation Respublica, chroniqueur pour l’hebdomadaire Marianne, auteur de Fake state, l’impuissance organisée de l’État en France, publié aux éditions HetO, 2020.
[1] . Barba et Pivetti, La scomparsa della sinistra in Europa, Imprimatur, 2016.
[2] Bruno Jobert, Bruno Théret, « La consécration républicaine du néolibéralisme », in Le tournant néo-libéral en Europe : idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, L’Harmattan, Paris, 1994, p. 38.
[3] Pierre Bezbakh, Inflation et désinflation, La Découverte, collection « Repères », Paris, 6e éd. 2011, p. 116.
[4] Ibid. p. 86.
[5] Ibid.
[6] Ibid. p. 81.
[7] L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Raisons d’agir, Paris, 2017.
[8] Philippe Bezes, Florence Descamps, Scott Viallet-Thévenin, « Bercy : empire ou constellation de principautés ? », Pouvoirs, no168, janvier 2019, p. 9-28.
[9] Entretien avec Roger-Pol Droit et Thomas Ferenczi, Le Monde, 14 janvier 1992, in Pierre Bourdieu, Contre-feux, tome I, Raisons d’agir, Paris, 1998, p. 9.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Attac & Basta !, Le Livre noir des banques, Les liens qui libèrent, Paris, 2015.
[13] fey7ofrzn311l51g.pdf (umso.co)
[14] Nettoyer les hôpitaux : un travail crucial pour éviter le risque infectieux mais déconsidéré et sous-traité — Basta ! (bastamag.net)
[15] Régionales 2021 : des bulletins de vote et des professions de foi non distribués, des élus dénoncent de « graves dysfonctionnements » (lemonde.fr)
[16] Affaire Veolia-Suez : Alexis Kohler, l’homme qui ne rend jamais de comptes — Page 1 | Mediapart
[17] Suez-Veolia : « Au nom de la place de Paris » — Page 1 | Mediapart
[18] La politique de l’eau dans les mains d’un monopole privé — Page 1 | Mediapart