WOKISME, LGBT+++, PSEUDO-FÉMINISME ET AUTRES BALIVERNES

Par Jacques Cotta

Avant-propos

Durant des décennies, la politique a été déterminée par des catégories tranchées, la gauche d’une part, la droite de l’autre.

La première était assimilée aux couches exploitées, aux travailleurs, aux prolétaires ; la seconde aux patrons, aux capitalistes, aux bourgeois.

La première était censée porter des valeurs d’égalité, de répartition, de solidarité ; la seconde de privilèges, d’exploitation, d’égoïsme.

Les affrontements étaient périodiques. Souvent citée en exemple, la grève générale de mai 1968 posait, à travers les revendications sociales, la question du pouvoir. Les générations qui ont vécu cette période et les suivantes sont aujourd’hui désorientées. Les autres, qui en entendent parler comme d’une page d’histoire éloignée, sont étrangères, insensibles au récit souvent empreint de nostalgie.

Certes, depuis, périodiquement, la société a été prise de soubresauts. Récemment, durant deux ans, les Gilets jaunes ont rythmé la vie politique du pays. « Un autre monde » était possible, à portée de mobilisations d’ampleur nationale et internationale.

Mais comment et pour quelles raisons sommes-nous passés de « l’imminence de la révolution » au désenchantement actuel, à cette période où sévissent chaque jour les dernières extravagances de la « gauche radicale » ?

Gauche, droite, semblant d’alternative, socialisme, communisme, tout cela a volé en éclats et c’est sans doute la raison des incompréhensions et du désarroi qui traversent la société.

Les programmes ne donnent plus le change. Les partis traditionnels, PS et PCF, sont rendus à un stade groupusculaire. Les idéologies ont été balayées, laissant place à une série de thématiques — genre, LGBT+++, minorités, racisme… — dont on aurait eu peine à imaginer il y a peu encore l’importance qu’elles prendraient. Des sujets sociétaux déconnectés des réalités économiques, sociales et politiques — climat, réchauffement, pollution, féminisme… —, sous l’influence d’une grande partie de « la nouvelle petite bourgeoisie », ont pris le pas sur les questions sociales. La prédiction de Margareth Thatcher faite dans les années 1980 — There is no alternative[1] — viendrait aujourd’hui se confirmer.

Comme le montre bien Alain Accardo[2], cette nouvelle petite-bourgeoisie a pris politiquement et idéologiquement une importance particulière. Elle est récente, différente de la petite-bourgeoisie traditionnelle composée notamment des artisans et commerçants, à la moyenne d’âge élevée et au capital scolaire peu important, différente aussi de la petite-bourgeoisie faite de cadres, employés de commerce et de bureau, instituteurs, techniciens ayant un niveau de diplôme moyen. Cette nouvelle petite-bourgeoisie est passée par l’université et se retrouve en partie dans une série de professions dites intellectuelles, centrées notamment sur la présentation ou la représentation, les agents de « pub », spécialistes des relations publiques, de la mode, de la décoration, les conseillers en tout genre, conjugaux, sexologues, diététiciens, animateurs culturels, éducateurs, les transmetteurs de bonne parole, réalisateurs et présentateurs de radio et de télévision, journalistes de magazines, ou encore universitaires… Elle est composée d’une série de « sachants » et à ce titre pense posséder la bonne parole, la vérité… Elle se veut « avant-garde » par rapport à l’ensemble de la petite-bourgeoisie. Cet avant-gardisme qui lui permet de se distinguer des autres fractions petites-bourgeoises fait d’elle l’alliée naturelle, tant sur le plan économique que politique, de la bourgeoisie « libérale » et technocratique. Cette nouvelle petite-bourgeoisie recherche en tous domaines ce qui est aristocratique, « racé », « distingué », « raffiné », qui a « de la classe », c’est-à-dire qui est digne de la classe supérieure, etc. Elle se veut porteuse des bonnes conduites qui définissent un art de vivre. Elle intervient idéologiquement dans les domaines de la vie domestique, la consommation, les rapports entre les sexes et entre les générations, la reproduction de la famille et de ses valeurs. Elle se veut aussi « libérationniste », hédoniste et permissive. Elle peut prôner la subversion des hiérarchies établies par opposition à une subversion proprement révolutionnaire visant à briser la logique même du système. Elle tend à psychologiser les rapports sociaux, à tout ramener à la relation, à personnaliser les expériences vécues et à empêcher la politisation des problèmes.

Emmanuel Macron est le produit de cette évolution, de ce bouleversement.

Ce sont ces modifications de fond que je veux aborder ici. Elles ne sont pas atemporelles et ne se limitent pas aux exemples parlants, souvent plus expressifs que de longs discours, que j’ai décidé d’exposer pour éclairer le propos.

Quel est le contenu de la décomposition idéologique, intellectuelle — la déconstruction diront certains — qui atteint la société ? D’où vient-elle, quelle en est l’origine ? Comment s’exprime-t-elle ? Quel en est le danger ?

Quels sont les liens objectifs de la nouvelle petite-bourgeoisie avec le macronisme, et comment Macron et la République en marche la disputent à Mélenchon et la France Insoumise ?

Préambule

En septembre 2021, Emmanuel Macron tient sa conférence de presse de rentrée depuis Marseille, où il est en déplacement pour annoncer ses mesures phares en matière d’éducation. Ce n’est pas le contenu de ses annonces qui retient alors l’attention, mais un cadre qu’il tient dans les mains et qu’il tourne face caméra en cours d’intervention.

Surprise, Étonnement, Sidération. Le président de la République exhibe la photo de ses « nouveaux jeunes amis », les amuseurs d’adolescents sur les réseaux sociaux, Mac Fly et Carlito. Pour le commun des mortels habitués à faire de la politique un débat d’idées, un choix de société, une prise de responsabilités, c’est la santé mentale du président qui est concernée. Quelle mouche l’a donc piqué ? Un accès de folie ?

Non, l’explication donnée par le président lui-même est éclairante et en dit long sur la réflexion des services de communication élyséens, ainsi que sur les objectifs politiques et idéologiques recherchés. L’histoire Mac Fly-Carlito vient de loin.

En février 2021, soit sept mois avant cette conférence de presse, Emmanuel Macron, dont les services ont repéré les deux clowns pour le nombre d’abonnés et de vues qu’ils cumulent sur leur site réservé aux très jeunes, leur demande d’envoyer un message sur « les gestes barrières anti-COVID » et leur promet en retour, si l’initiative atteint les 10 millions de vues, de participer à leur émission, un concours d’anecdotes, une sorte de mixe entre humour bravache, un tantinet stupide, et surtout très politiquement correct.

Au mois de mai, le jeu à trois est diffusé sur YouTube. Macron a pris la place de Dany Boon et David Guetta qui les mois précédents se trouvaient face à Mac Fly et Carlito, se retrouve avec la vedette du PSG Mbappé au téléphone pour parler transfert, discute « Oinj » avec ses nouveaux amis, traverse les pelouses de l’Élysée que Mac Fly, sous le regard goguenard et approbateur du président, utilisent pour effectuer une roulade en direct.

Le buzz est assuré. Les jeunes séduits par l’image seront scotchés, à n’en pas douter. Et leurs parents ne pourront rester indifférents à l’attention que porte leur progéniture à l’épisode élyséen.

Dans la bataille idéologique qui est engagée, rien n’est laissé au hasard. Les services de l’Élysée ont une longueur d’avance et, prendre cette initiative, sans doute mûrement réfléchie, pour un égarement égocentrique du président constitue une erreur.

En cette rentrée scolaire 2021 où il manque d’enseignants — réalité récurrente lorsqu’on regarde la rentrée 2022 — où les programmes sont ratiboisés, où le niveau est terriblement abaissé, où les locaux sont dégradés, Emmanuel Macron apporte tous ses vœux de réussite aux jeunes qui vont reprendre le chemin de la scolarité en exhibant, comme des modèles, la photo de Mac Fly et Carlito.

Emmanuel Macron aurait voulu dévaloriser l’institution scolaire, la connaissance, la valeur du travail, le sens de l’effort, il n’aurait pu faire mieux. Cet exemple ne révèle pas seulement un épisode excentrique dans la vie du président de la République, mais exprime une rupture affirmée, revendiquée, qui bouleverse les principes et les valeurs de la république.

Tout un programme !

C’était mieux avant ?

Les services élyséens qui ont monté l’opération Macron/Mac Fly-Carlito s’appuient sur des études surprenantes. Les jeunes, dès l’âge de 8 ans jusqu’à 13 ans, sont particulièrement réceptifs à ces nouvelles vedettes qui peuplent les réseaux sociaux, que le petit monde politico-médiatique nomme « influenceurs ». Pour capter l’attention de leur jeune public, ces derniers sont censés accumuler les gages « d’humour » et propager des messages visuels aussi brefs que possible. L’argent, la réussite, les paillettes, le superficiel sont les ingrédients d’une reconnaissance aussi étonnante que désespérante. Des réseaux nouveaux se sont créés pour l’occasion et font un ravage. Ils supplantent Facebook ou encore Twitter qui, malgré les 130 signes maximum autorisés pour s’exprimer est considéré trop envahissant, trop contraignant.

Est-ce que « c’était mieux avant » ? La question, qui divise en général dans la discussion les « vieux cons nostalgiques, pessimistes » et les « jeunes béats optimistes, progressistes » n’a en soi aucun sens. Elle permet juste de ne pas discuter de l’essentiel. Selon les sujets abordés, la réponse peut évidemment changer.

Était-il préférable le temps où les hommes d’État demeuraient dignes, ne jouant pas les guignols et respectant leur fonction ? Poser la question simplement, c’est y répondre. Était-il mieux de mourir, il y a peu, à l’âge de 40 ou 50 ans alors que la longévité nous mène aujourd’hui à 84 ans pour les femmes, 79 pour les hommes[3] ? La réponse là aussi semble évidente, même si l’augmentation de la durée de vie, que le commun des mortels trouvera être un mieux, n’est pas sans poser quantité de problèmes collectifs[4]. Était-il mieux, il y a deux ou trois générations, de vivre sans Internet, sans messagerie électronique, sans les moyens de communication qui existent aujourd’hui ? Était-il mieux de vivre hier sous Hitler, ou Staline ? Et sous prétexte que la réponse là aussi est évidente, il n’y aurait rien à dire sur la situation actuelle qui voit les drames se développer sous des formes particulières depuis plusieurs décennies[5] ?

Les jeunes auxquels parle aujourd’hui Emmanuel Macron sont donc réceptifs à l’image et aux clowneries absurdes des amuseurs baptisés influenceurs. Après tout, toute génération a eu ses hobbies, ses passions. Il n’y aurait donc rien à redire à cette situation qui voit des gamins de dix ans particulièrement réceptifs à l’argent que gagnent leurs idoles, capables de faire le lien avec le nombre de vues sur YouTube, d’expliquer les raisons pour lesquelles les sponsors paient, d’avoir un avis sur les opérations marketing qui tournent toujours sur le fric, de se prononcer sur la marque des « baskets » de l’un, du « tee-shirt » de l’autre.

Il est vrai que toute génération a eu ses envies et ses modèles. Il y eut un temps où l’ambition des plus jeunes était d’être pompier. Ou encore médecin. Ou Zorro, ou Robin des bois. Là encore, il serait absurde de répondre en bloc « c’était mieux avant », même si certains repères qui se sont aujourd’hui substitués aux notions de justice, d’égalité, d’entraide, d’attention portée aux pauvres et exploités dénotent un rabougrissement des notions morales et humaines pour le moins inquiétant, d’autant que nos actes sont conduits en général par la morale.

Qu’est-ce qui était mieux avant ? Le combat pour le mieux tout simplement. Le combat pour le mieux collectif et non l’addition de mieux individuels qui demeurent en fait affaire personnelle. Ce mieux collectif relève de principes aujourd’hui battus en brèche, fondateurs de notre république, dont les termes demeurent encore inscrits au fronton de nos monuments officiels, mais pour combien de temps ?

La bataille menée hier pour le mieux, basée sur l’idée que le monde changerait, que le capitalisme serait balayé par un socialisme prometteur de bonheur collectif et individuel, a échoué. L’échec est mesurable. La fortune des milliardaires français a augmenté de cent soixante6dix milliards, soit une hausse moyenne de 40 % durant la seule pandémie. Nos milliardaires sont au niveau de leurs collègues à l’échelle mondiale, pendant que les Nations Unies dénombrent trois milliards quatre cents millions de personnes vivant avec moins de 5,5 dollars par jour, un milliard neuf cents millions avec moins de 3,20 dollars.

Lorsqu’Emmanuel Macron s’adresse de façon clownesque à des millions de jeunes, il sait ce qu’il fait. Pour la forme, il s’inscrit dans la voie ouverte par Valéry Giscard d’Estaing qui s’invitait à dîner chez les Français, accordéon en bandoulière, pour preuve de proximité. Depuis, avec Hollande[6] ou Sarkozy[7] entre autres, Macron a battu les records. Pour le fond, ses exploits sont l’expression d’une bataille qui prône le fric, la supériorité dans l’apparence, l’inutilité de l’instruction, de l’école, de la culture. Il parle à ces jeunes gens non pour être élu dans dix ans lorsqu’ils seront en âge de voter, mais pour l’influence idéologique qui, à travers eux, atteint toute la société, des parents souvent « éclairés », « progressistes » aux sentiments souvent bien à « gauche », qui le critiquent souvent, certes, mais qui sur le fond « comprennent », et en fin de compte acceptent les valeurs qu’il propage en direction de leur progéniture.

Macron et sa base sociale

Les enfants, dans les cours d’école, sont souvent identiques. Ils partagent les mêmes jeux, les mêmes préoccupations, et souvent les mêmes discussions. Mac Fly et Carlito sont célèbres au point d’avoir rempli leur « contrat » de 10 millions de vues en quelques jours. Pour les parents, il en est tout autrement. Entre ceux qui résident dans les grandes villes où le prix du mètre carré a explosé et ceux qui se trouvent en périphérie, dans des quartiers souvent mal équipés et délaissés, entre les premiers et ceux qui sont dans la France périphérique où les services publics, les écoles, les hôpitaux et autres besoins immédiats ne sont pas assurés, les relations sont inexistantes. Les premiers sont socialement partie prenante de « l’élite ». Les seconds sont ignorés et se rappellent au bon souvenir de la collectivité à de rares occasions, dont les Gilets jaunes ont constitué dernièrement un temps fort.

Si Emmanuel Macron parle avec démagogie à tous les enfants, c’est à la catégorie de parents « élitaires » qu’il s’adresse particulièrement. Il parle à sa base sociale qu’il veut consolider et élargir. Il serait erroné de la limiter, comme cela est d’usage, aux 1 % les plus riches, ou encore aux retraités qui seraient effrayés. Une base si étroite, même avec les moyens répressifs dont il dispose comme chef d’État, ne lui permettrait pas de demeurer au pouvoir. Jamais, en effet, un président n’aura provoqué une telle hostilité et pourtant il entame son second quinquennat. Il existe en réalité une couche importante qui n’est pas capitaliste au sens propre, mais qui s’accommode fort bien du capitalisme tel qu’il va sous Macron.

Économiquement, le dernier décile[8] s’élève à 63 210 euros annuels par ménage[9]. Ces revenus n’intègrent pas le patrimoine[10]. Pour ce qui est du patrimoine justement, il a doublé dans les vingt dernières années, mais de façon très inégale, puisqu’il a baissé de 20 % en bas de l’échelle.

C’est donc à cette base sociale aisée que s’adresse le président dans ses clowneries ou ses déclarations qui se veulent plus sérieuses. Lorsqu’effectuant sa rentrée politique fin août 2022, il annonce « la grande bascule » marquée par « la fin de l’abondance » et celle de « l’insouciance », il déclare la guerre non aux biens lotis du système, mais au contraire aux 10 millions de travailleurs pauvres, 8 millions qui pratiquent l’aide alimentaire, et aux 40 % qui n’ont pas pu prendre de vacances. Il annonce le retour de « la réforme des retraites » que les partisans de la capitalisation appellent de leurs vœux, la réforme de l’assurance chômage qui ne concerne évidemment pas ses soutiens déclarés ou potentiels, la réforme des services publics laissant aux plus faibles des services diminués et aux plus aisés des services d’excellence, l’enchaînement réaffirmé à l’Union européenne, ce qui ne peut que réjouir les europhiles qui se retrouvent dans ses décisions et ses positions. Il annonce aussi un renforcement militaire sur le front ukrainien, ce qui satisfait les « adeptes » de la « démocratie » qui vénèrent Volodymyr Zelinski en oubliant notamment l’existence dans ses rangs de troupes ouvertement nazies, le régiment Azov par exemple, ou encore les statues érigées de criminels alliés d’Hitler dans l’exécution de la Shoah, tels les génocidaires Stepan Bandera et Roman Szuchewycz à qui l’Ukraine consacre des monuments.

Idéologiquement, cette classe a parfaitement intégré la mondialisation capitaliste comme une réalité qu’elle veut bénéfique. Elle en tire les miettes, ou espère les tirer. Elle possède ses codes et un mode de vie partagé. Elle baragouine le « travel english » ou encore le « globish », un anglais au vocabulaire limité et à la syntaxe élémentaire. Elle dispose d’un vernis culturel assez superficiel, souvenir d’une lointaine scolarité et pour certains d’un passage dans les grandes écoles, elle voyage au point de pouvoir disserter sur les aéroports dans lesquels elle a pénétré. Elle fait les modes, hier Venise et ses canaux, destination devenue trop kitsch, supplantée aujourd’hui par la Jordanie, Pétra ou Khazneh. La disparition des personnels aux guichets et leur remplacement par des machines lui vont très bien. Elle est adepte d’Internet, pas seulement d’ailleurs pour les commandes à distance et l’ubérisation généralisée, « tellement c’est pratique ». Internet lui donne l’illusion de la connaissance. Au nom de la modernité, du refus du retour « à l’âge de pierre », et sans se l’avouer d’une certaine fainéantise intellectuelle, elle refuse l’idée qu’Internet est en partie une machine à décerveler, et l’information qu’elle y trouve est prise telle quelle, souvent sans recul, assimilée à la connaissance, au savoir. Une fiche de lecture et une critique parcourue en diagonale sur « la toile » remplacent un livre. Les enfants de cette classe sociale, plus âgés, y trouvent des devoirs déjà corrigés, recopient, impriment même avec le sentiment du travail accompli. Après tout, « l’enseignant » des temps modernes, vacataire formé en quatre jours, sera peut-être berné. Quand elle travaille, cette classe s’adonne en partie au « télétravail ». Cette classe petite-bourgeoise est évidemment « cool ». Elle déborde de bons sentiments. Elle est, par exemple, antiraciste, mais n’habiterait pour rien au monde dans les « quartiers » que les médias mettent « de façon très exagérée » en avant, pense-t-elle. Pour la scolarisation des enfants, elle prend garde à la carte scolaire et n’hésite pas, « pour la sauvegarde de ses petits », de faire tout ce qui est en son pouvoir pour détourner l’établissement du quartier ou plus, pour aller faire un tour du côté des écoles privées huppées. Elle se considère, enfin, comme « la classe indispensable », la vraie « productrice de valeurs » contrairement à tous « ceux qui ne sont rien », tous ces « illettrés », tous ces « sans dents », tous ceux qui travaillent en usine, que la démocrate Hillary Clinton nomme aux USA « les déplorables ». Aussi a-t-elle vécu avec effroi l’irruption des Gilets jaunes et redoute que l’histoire se répète.

Concernant les enfants, cette classe est en réalité en totale harmonie avec Mac Fly, Carlito et quelques autres. Elle n’est pas spécialement choquée par l’engouement dès le plus jeune âge pour les amuseurs débilitants, puisque sa philosophie revient à tout donner à ses enfants, tout ce qu’ils désirent, en les abrutissant des derniers gadgets électroniques ou en les inscrivant dans des occupations diverses qu’ils pourront toujours utiliser plus tard dans leur CV ParcouSup. Pour les rencontres amicales ou familiales, c’est assez pratique. Les petits sont scotchés sur l’écran de leur tablette, de leur portable ou de celui que papa ou maman leur prête généreusement pour leur permettre de jouer. Tranquillité garantie !

Décisions politiques

L’influence idéologique, la modification des modes de vie, des rapports humains sont étroitement liées aux décisions politiques qui ont façonné la société ces quarante dernières années. Ce phénomène a concerné tous les pays développés. Un fort mouvement de dérégulation a eu lieu jusqu’à une dérégulation absolue.

Ce mouvement a démarré dans les pays anglo-saxons dans les années 1970 pour atteindre les autres pays avancés dans les années 1980. À la fin des années 1990, les pays émergents suivaient, mais la crise y a ralenti le mouvement avant qu’il n’atteigne son plafond.

En France, le mouvement de déréglementation financière est impressionnant[11]. Tous les secteurs sont successivement concernés, le métier bancaire en 1984, le marché intérieur avec l’acte unique européen[12] en 1986, la finance en 1986 également avec la loi Bérégovoy, la fin du contrôle des changes et la liberté de circulation des capitaux sans création de la moindre harmonisation fiscale européenne en 1988, la libéralisation totale du marché des capitaux en 1990, avec la directive Delors-Lamy qui date de 1988, la diminution de la fiscalité sur les revenus du capital en 1990, le traité de Maastricht en 1992 interdisant « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers », la création par Dominique Strauss Khan d’un régime fiscal avantageux pour les stock-options en 1998, la directive Bolkestein facilitant les OPA en 2001, le projet de constitution européenne en 2004, et enfin le coup d’État de 2009 réalisé au Congrès de Versailles qui adoptait le traité de Lisbonne reprenant le traité constitutionnel que le peuple avait rejeté par référendum en 2005.

L’ensemble de ces mesures de libéralisation a affecté la répartition des revenus. Entre 1970 et 2010, les réformes engagées se sont traduites en moyenne par une hausse des inégalités de revenu, une baisse de la part de revenu rémunérant le travail et un transfert au bénéfice du capital[13]. L’émergence de la petite-bourgeoisie aisée, tout acquise à la mondialisation, liée en partie au développement d’Internet, des start-up en tout genre, aux placements financiers, même limités, est en rapport avec les décisions politiques qui ont jalonné les 40 dernières années. Pour apprécier l’étendue et les effets de la déréglementation générale, le Fonds monétaire international a défini « l’index de libéralisation financière[14] » qui combine sept paramètres : le contrôle du crédit, le contrôle des taux d’intérêt, les droits de douane, la réglementation bancaire, les privatisations, le contrôle des capitaux et le contrôle des opérations de bourse. Selon les critères retenus par l’institution internationale, plus l’index approche 100, plus la déréglementation est accomplie. Évalué à 0, tout reste à faire.

En France, de 1983 à 1985, l’indice explose. Il passe d’environ 20 à 65 puis monte ensuite par paliers successifs pour atteindre son maximum, le niveau 100 dans les années 2003. Toutes les forces politiques ont apporté leur pierre à cette entreprise de déréglementation. Contrairement aux idées reçues, la gauche a d’ailleurs bien plus déréglementé que la droite, réalisant au pouvoir ce que cette dernière rêvait d’accomplir. La progression de l’indice est éloquente. Avec l’élection de François Mitterrand en 1981, Laurent Fabius qui est successivement ministre délégué au budget[15], ministre de l’Industrie et de la Recherche[16], et Premier ministre[17], permet un bond de 43 points de l’indice. Jacques Chirac, Premier ministre de cohabitation de 1986 à 1988, lui permet de gagner 9 points. Retour aux socialistes avec Michel Rocard, Premier ministre de mai 1988 à mai 1991, qui apporte 5 points supplémentaires à l’indice. En 1993, Édouard Balladur nommé au poste de Premier ministre qu’il occupera jusqu’en mai 1995 permet une progression de 15 points, et enfin Lionel Jospin, Premier ministre de 1997 à 2002 boucle la boucle en donnant les 4 points qui manquent à l’indice pour affirmer une déréglementation totale.

Politiquement, les partis socialiste et communiste, majoritaires à gauche, s’adaptent et glissent régulièrement vers un abandon de leurs principes fondateurs. Les résultats ne se font pas attendre. En 1981, François Mitterrand, candidat socialiste, réalise 25,85 % des suffrages. Anne Hidalgo, aujourd’hui, 1,75 %. En 1981 toujours, Georges Marchais, pour le Parti communiste, recueille 15,35 % des voix, Fabien Roussel aujourd’hui, 2,28 %. L’idée d’une compensation actuelle par la France Insoumise avec les 21,95 % réalisés par Jean-Luc Mélenchon est doublement illusoire, d’abord pour les simples résultats mathématiques, ensuite et surtout pour leur signification politique qui doit prendre en considération le taux d’abstention très massif et la composition sociale de son électorat.

Dans les quarante dernières années, en même temps que la politique de gauche s’attachait à prendre en charge la déréglementation financière et accompagnait le transfert des salaires du travail vers le capital, elle théorisait les éléments qui allaient politiquement organiser sa perte.

Michel Rocard a été le premier à vouloir transgresser les principes politiques fondateurs du PS. Dès les années 1974, il se proposait d’ériger une « deuxième gauche réformiste et anticommuniste ». Son objectif était alors d’ouvrir le Parti socialiste en reconstruction à ses « adversaires », de réaliser en quelque sorte dans les conditions de l’époque ce que plus tard réalisera avec succès Emmanuel Macron, en vampirisant la gauche avant d’ingurgiter la droite. Mais dans les années 1980, les affrontements de classe sont imminents, les tensions sociales dans la société rythment la vie politique. La volonté rocardienne semblait inefficace pour permettre d’accéder au pouvoir, et pour faire passer les liquidations successives de pans entiers de notre production industrielle, sidérurgique, métallurgique ou encore textile. Il fallait un discours ancré à gauche pour mieux mener une politique de droite. Rocard se heurte à Mitterrand qui, au congrès d’Épinay en 1971, s’était affirmé comme dirigeant socialiste fidèle aux principes en déclarant que « celui qui n’accepte pas la rupture […] avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste »[18].

C’est donc sur cette base que Mitterrand bat Valéry Giscard d’Estaing en 1981. Il l’emporte électoralement, mais politiquement c’est Michel Rocard qui, bien que défait dans le Parti socialiste, est victorieux. En 1982-1983, Fabius, Delors et Mauroy imposent le tournant de la rigueur que prendra Mitterrand, oublieux très vite des bases sur lesquelles il était parvenu au pouvoir, dans le PS d’abord, à la tête de l’État ensuite. Dès lors, la souveraineté nationale est mise à mal. Les intérêts incarnés par l’Union européenne deviennent la seule priorité. Le capital gagne régulièrement sur le travail. La décomposition des partis de gauche et la déconstruction minutieuse de la nation et de ses atouts[19] sont engagées. La chute de la gauche est alors inexorable.

Terra Nova

Dans les années 2010, la fondation Terra Nova apporte sa pierre à l’édifice. Cette fondation, dans laquelle on retrouve certains héritiers de la « deuxième gauche », se fixe l’objectif de promouvoir une « matrice idéologique » dans tous les domaines : « économie et finances », « affaires sociales », « économie verte », « éducation », « enseignement supérieur et recherche », « logement et politique de la ville », « sécurité », « immigration, intégration, non-discrimination », « justice », « sport », « Europe », « affaires internationales ». Des groupes de travail sont régulièrement lancés sur des problématiques précises. C’est elle qui formalisera pour une part importante l’idéologie dogmatique permettant à la nouvelle petite-bourgeoisie de gauche d’abandonner le terrain social pour se concentrer sur le sociétal.

Au sein de cette fondation se trouvent des socialistes, rocardiens ou strauss-kahniens, des personnalités diverses telles Rocard lui-même ou Cohn-Bendit, François Chérèque, ancien patron historique de la CFDT, Bernard Spitz, ancien président de la fédération française des assurances, Mathieu Pigasse de la banque Lazard, Jean Peyrelevade, ancien dirigeant du Crédit lyonnais, Denis Olivennes, ancien d’Europe 1 et co-gérant de Libération, ou encore Olivier Duhamel ancien député européen socialiste, puis président de la fondation nationale de sciences politiques, avant d’être contraint à la démission suite aux révélations de Camille Kouchner[20], fille de Bernard, et belle-fille de Duhamel qu’elle accuse d’inceste, de viol et d’agressions sexuelles répétées « pendant des années » [21]. Il y en a encore beaucoup d’autres, dont Rokhaya Diallo, chantre du différentialisme, proche de la France Insoumise qu’elle n’hésite cependant pas à affaiblir en mettant directement en cause Éric Coquerel, juste élu à la présidence de la commission des finances à l’Assemblée nationale, pour des histoires de mœurs.

Terra Nova se veut laboratoire d’idées pour la gauche afin de refonder la social-démocratie, en assumant ce que Rocard lui-même avait eu l’ambition de réaliser trente ans auparavant. Il s’agit en réalité de liquider les bases du Parti socialiste, toute attache aux ouvriers, aux employés, toute référence à la lutte des classes, de passer définitivement d’une logique d’affrontement sur des intérêts antagonistes à une logique de collaboration, de soumission. C’est donc un puissant travail de lobbying que cette fondation réalise en direction des élus nationaux et responsables locaux, avec le soutien de la presse de toute tendance.

Dans une de ses recommandations, Terra Nova indique ainsi que la coalition historique qui a porté la gauche depuis près d’un demi-siècle, fondée sur la classe ouvrière, est en déclin. « Les ouvriers votent de moins en moins à gauche », précisent les rédacteurs pour conclure tout naturellement que « la gauche doit donc passer des valeurs socioéconomiques au facteur culturel : la tolérance, l’ouverture aux différences, une attitude favorable aux immigrés, à l’islam, à l’homosexualité, la solidarité avec les plus démunis ». Et pour enfoncer le clou sur les choix stratégiques qu’ils recommandent, les rédacteurs insistent sur l’opposition avec la classe ouvrière qui « dans son déclin — montée du chômage, précarisation, perte de l’identité collective et de la fierté de classe, difficultés de vie dans certains quartiers — donne lieu à des réactions de repli : contre les immigrés, contre les assistés, contre la perte de valeurs morales et les désordres de la société contemporaine ».

Ainsi donc, au nom « des valeurs », bien qu’ils s’en défendront par la suite, les rédacteurs de Terra Nova désignent la classe ouvrière comme l’ennemi de la gauche qui aspire au pouvoir. L’exploitation capitaliste peut donc avoir de beaux jours devant elle. Le cœur de cible de la gauche devrait être constitué des « minorités, diplômées », des « jeunes », des « minorités des quartiers populaires », des « femmes », des « populations urbaines », des populations « moins catholiques », tous unifiés par « des valeurs culturelles, progressistes ». C’est ainsi « La France de demain » que définit Terra Nova, « tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive », une France opposée « à un électorat qui défend le présent et le passé contre le changement, qui considère que la France est de moins en moins la France », opposée au fameux « c’était mieux avant », opposée à un électorat « inquiet de l’avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif ». En fait, « la France de demain » doit s’opposer au socle historique de la gauche, aux ouvriers, à la France qui travaille, les « insiders » coupables aux yeux de Terra Nova de « sacrifier les nouveaux entrants pour préserver les droits acquis ». Avant l’heure pointait déjà le discours qui dix ans plus tard avait cours pour condamner notamment ces « égoïstes de Gilets jaunes » qui roulaient au diesel « pour leur bien-être au détriment de l’écologie et de la planète »[22].

Pour conforter son analyse, la fondation Terra Nova fait appel à mai 1968 « synonyme de liberté sexuelle, de contraception, d’avortement et de remise en cause de la famille traditionnelle ». Bel exercice de révisionnisme qui omet de considérer la grande grève générale de mai 1968 comme celle qui a mobilisé la totalité du pays pour en finir avec le gaullisme, comme une des plus grandes crises révolutionnaires que la France a connues. Mai 1968 que la Fondation Terra Nova ramène aux préoccupations de dortoirs, de mixité, de liberté sexuelle, est d’abord une formidable explosion sur le terrain social, qui met en jeu les classes, dont la classe ouvrière, les salariés et les jeunes. Elle est le produit des exigences du capital sur tous les terrains, des attaques contre la classe ouvrière à travers le Ve plan, de la réforme Fouchet, des ordonnances de 1967, le produit d’une lente maturation au sein des masses poussées à la lutte par l’offensive de la bourgeoisie, de son État, du capital. Mai 1968 s’inscrit de plus dans la lutte mondiale du prolétariat qui veut se débarrasser de ses chaînes. Plus que le dortoir de Nanterre où Cohn-Bendit revendique le droit d’entrer dans les carrés des filles, mai 1968, c’est Sud-Aviation Nantes, c’est Renault Cléon, Flin, Billancourt, c’est le textile, c’est la généralisation à tous les secteurs, la RATP, la SNCF, l’Éducation, les PTT sur les questions de salaires, de licenciements, d’embauches, de temps de travail, de retraites, de libertés syndicales. Ce ne sont pas des grèves juxtaposées qui paralysent ces différents secteurs, mais la grève, la grève générale qui est engagée avec ses modes de fonctionnement, les comités de grève élus et révocables, la démocratie dans l’action. Pour tenter de surmonter les obstacles qui se dressent sur le chemin de cette volonté massive, les directions syndicales et politiques, CGT et PCF en tête, s’opposent à la grève générale, la morcellent, et soutiennent et sauvent le régime gaulliste chancelant, la Ve république, alors au bord du précipice. Avec Terra Nova, tous ceux qui, à défaut « d’avoir changé la vie », auront tout fait pour changer la leur — les transfuges d’extrême gauche au PS, par exemple, les maoïstes reconvertis chez les verts, les quelques « anciens » devenus des notables, députés nationaux, députés européens ou apparatchiks de partis — ont tout intérêt à falsifier la véritable signification de mai 1968 en ramenant la grève ouvrière au rang de quelques batifolages de jeunes boutonneux. Car, en réalité, mai 1968 n’est pas seulement une page d’histoire. À y regarder de près, ses enseignements sont d’une brûlante actualité.

La fondation Terra Nova, après 1968, recommande à la gauche d’assumer « le réalisme de mai 1981 », c’est-à-dire d’affirmer la nécessité de tourner le dos à la classe ouvrière « coupable de voir dans le FN la défense des valeurs abandonnées par la gauche ».

En réalité, Emmanuel Macron est un produit parfait de la fondation Terra Nova pour son histoire politique personnelle, pour sa trajectoire, et aussi pour son orientation. Mais il n’est pas seul à pouvoir revendiquer l’héritage. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Jean-Luc Mélenchon propose sur le fond une orientation assimilable à un « Terra Nova de gauche ». Voilà pourquoi la petite-bourgeoisie de gauche n’est pas seulement macronienne, mais aussi en partie mélenchonienne. Elle partage, en effet, avec la France Insoumise une bonne partie des principes « moraux » qui constituent le goût du jour.

Nouvelle petite-bourgeoisie de gauche et gens ordinaires

Dans les années qui viennent de s’écouler, la parole a été libérée. Les victimes du système sont maintenant ouvertement désignées comme faisant partie d’une population surnuméraire, destinée à disparaître. Les « gens ordinaires » doivent être exclus. Ils sont en effet disqualifiés par les médias et par nombre de politiques. En réaction au mouvement des Gilets jaunes il y a peu, il a été question des « fainéants », des « ploucs », des « ringards », des « beaufs », de « ceux qui ne sont rien », le tout labellisé « fachos » [23]. Quant aux rares « intellectuels » qui, fidèles à leurs principes, cherchent dans l’expérience du passé le décodage du présent et du futur, ils sont tout simplement des « archéos », « arriérés », « nostalgiques », « rouges-bruns » ou encore « casseurs d’ambiance »…

La petite-bourgeoisie de gauche est assez indifférente à cette décomposition intellectuelle qui surprend par la rapidité avec laquelle elle se propage. Elle est obnubilée par des préoccupations qui constituent en réalité une sorte de programme commun à la mélenchonie et la macronie, et que résume assez bien Terra Nova. Évidemment, les uns et les autres s’en défendent. Mais quelques faits d’actualité permettent d’établir cette réalité.

La « France des valeurs » substitue « le genre » aux classes sociales. En fait de valeurs, l’absurde n’est pas loin. Parlant précisément à la petite-bourgeoisie de gauche sensible au thème, Emmanuel Macron avait lancé le pavé dans la marre, s’adressant à la présidente des associations familiales catholiques : « Votre problème, c’est que vous croyez qu’un père c’est forcément un mâle ». Il y aura donc un parent 1 et un parent 2 en lieu et place de ces notions visiblement rétrogrades de père et mère. Assez vite, l’administration se met au pas. Les services fiscaux, par exemple, annoncent qu’ils n’écriront plus à monsieur ou madame, mais à des prénoms, familièrement, quelle que soit d’ailleurs la pilule à faire passer. À cela, les petits bourgeois partisans de Jean-Luc Mélenchon n’ont rien à redire. Sinon à en exiger plus dans la négation de l’homme et par voie de conséquence, sans qu’ils s’en rendent compte, de la femme elle-même. Les débats de cours d’école les occupent. Là où il est question assez intelligemment de « revégétaliser l’espace au profit des enfants », quel que soit leur sexe, ils nous parlent du genre, de la prédominance des garçons et des sports collectifs, interdisent les jeux de ballon… oubliant d’ailleurs que l’équipe de France féminine de football ne manque pas de talent…

Mais l’apothéose est atteinte avec le planning familial. Une affiche assez étrange est apposée sur les murs du métro. On y voit un homme noir à gros ventre sur lequel se penche une femme à barbe avec cette légende : « Les hommes aussi peuvent être enceints ». La polémique a démarré sur les réseaux sociaux, alimentée par la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Isabelle Rome, qui déclare soutenir la campagne du planning « contre toutes les attaques venues de l’extrême droite ». Un argument utile auquel est sensible la petite-bourgeoisie de gauche, indépendamment de l’usage qui en est fait, du but recherché, disqualifiant tout argument contraire à la doxa officielle, et surtout toute analyse permettant de cerner ce qu’est le fascisme dont Pasolini disait « qu’il peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme ».

Comment le planning, association réputée pour s’occuper de contraception et de régulation des naissances, en est-il arrivé à promouvoir l’idée que les hommes peuvent attendre des bébés ? On pouvait croire à une publicité pour Kronenbourg ou Heineken, mais non. En réalité, le planning s’adapte en la nourrissant à l’aspiration petite-bourgeoise répandue à gauche qui, au nom de l’égalité homme femme, en arrive à renier les lois fondamentales de la nature. Alors, question : comment le fœtus est-il entré dans le ventre du monsieur de l’affiche, et comment va-t-il en sortir ? La chose semble tellement incroyable que le planning prêche sans doute pour qu’un docteur Folamour du sexe vienne bouleverser l’ordre naturel de la reproduction. Et lorsqu’on sait que le planning familial est appelé à intervenir dans les écoles pour apporter ses connaissances à nos enfants, il y a danger, non ?

Le contenu théorique de cette campagne apparaît en fait dans une seconde affiche qui complète la panoplie. Il y est question de genre, de voile, d’écriture inclusive, autant de « valeurs » que la gauche petite-bourgeoise bien-pensante porte dans son cœur. On peut lire : « Au planning, on sait qu’il y a encore plus de genres que de contraception ». Et la dame voilée s’adresse à un homme viril avec ce mot « iel ». Elle cumule la dame. Voilée, il et elle à la fois…

Dans la petite-bourgeoisie de gauche, le simple fait d’aborder le sujet en ces termes rend suspect de sympathie pour l’extrême droite. Pour donner des gages de respectabilité, il faudrait nier, au nom de l’égalité, la différence entre la femme et l’homme qui tient au fait que la femme donne la vie, ce que l’homme ne peut naturellement pas faire. La promotion des voies médicales pour aller contre la nature, au nom du « progrès » évidemment, constitue une véritable abomination.

Parmi les élus de gauche, certaines sont en pointe et assument. Les questions de genre sont obsessionnelles et les âneries qu’elles nourrissent sont sans mesure. Sandrine Rousseau, députée verte et donc NUPES, tient la corde. La députée Europe Écologie Les Verts, en pleine crise économique, alors que l’inflation s’envole, a estimé qu’il fallait « changer de mentalité pour que manger une entrecôte cuite sur un barbecue ne soit plus un symbole de virilité ». Julien Bayou, député également, et secrétaire national des Verts, a abondé dans le sens de sa collègue, avant d’en devenir une de ses cibles privilégiées : « C’est très étayé. Le régime carné est plus pollueur effectivement et comme les hommes mangent plus de viande rouge et deux fois plus de charcuterie que les femmes, oui il y a une approche genrée des comportements alimentaires ». Et Clémentine Autain, députée de la France Insoumise, qui ne veut pas se voir distancée, renchérit : « Les femmes mangent deux fois moins de viande rouge que les hommes […] donc il y a une différence des sexes dans la façon dont nous consommons de la viande. Et les personnes qui décident de devenir végétariennes sont majoritairement des femmes. […] Si on veut aller vers l’égalité, il faut en effet s’attaquer au virilisme ».

L’affiche du planning familial s’inscrit donc dans cette idéologie décomposée qui revendique les pires abominations comme en Espagne, par exemple, où dès l’âge de 10 ans un enfant peut demander à être opéré pour changer de sexe. Un nouveau marché s’ouvre ainsi et des médecins se prêtent au jeu en y trouvant sans doute un intérêt financier inespéré. Des élus désirent nous entraîner dans cette voie que la nouvelle petite-bourgeoisie de gauche perçoit en fait d’un assez bon œil, toujours au nom de la « liberté », notamment celle de se sentir en « harmonie avec soi-même ».

Mélanie Vogel, sénatrice Europe Écologie Les verts », annonce curieusement sur son profil Twitter qu’elle est lesbienne. Démarche étrange de la part d’une élue de la Nation puisqu’il s’agit de sa vie privée. À moins que ce ne soit une incitation à faire figurer, comme d’autres le suggèrent, sur son passeport, au même titre que sa religion, ses pratiques et préférences sexuelles pour être bien identifié ? Cette sénatrice se saisit naturellement de la campagne du planning familial pour préciser qu’« il y a des hommes trans qui portent des enfants. Le fait que nier leur existence puisse apparaître comme porteur de progrès pour le droit des femmes cisgenres restera pour toujours un mystère. Arrêtez d’essayer de nous monter les un·es contre les autres ». Madame Vogel cumule la confusion et l’obsession, le tout sous forme d’écriture inclusive. Qui porte en effet des enfants dont serait niée l’existence ? Qui monte sur qui ? Qu’est-ce que les femmes cisgenres viennent donc faire dans cette histoire ? Madame Vogel tient sur cette question, comme ses amis, un discours totalement incompréhensible, propre à cette minorité qui en réalité ne représente qu’elle-même, mais qui a pignon sur rue, notamment grâce aux médias, à cette petite intelligentsia de gauche qui relaie toutes ces absurdités en leur donnant crédit. Il s’agit de ces gens qui « s’identifient » LGBTQ+++, de cette « gauche » décomposée intellectuellement et de cette macronie qui enfourche le cheval.

Nouvelle petite-bourgeoisie de gauche et féminisme d’opérette

L’obsession du « genre » est donc devenue une des « questions politiques » les plus importantes pour cette frange de la gauche qui se défend de nier la question sociale, mais qui, de fait, la range au rayon des sujets subsidiaires. Cette obsession prend toutes les formes et notamment celle d’un féminisme qui nie avant tout la véritable inégalité homme femme, celle des salaires ou des conditions de travail. C’est une des raisons pour lesquelles les députés de la France Insoumise qui lorgnent aussi cet électorat, conformément aux recommandations de la fondation Terra Nova formulées il y a une dizaine d’années, sont incapables de garder un minimum de sens de classe pour répondre à la moindre provocation.

Lorsqu’Éric Ciotti critique l’accoutrement des députés de la NUPES, leur reprochant une « tenue débraillée » et le refus chez un certain nombre d’entre eux de porter la cravate, ceux-ci auraient pu faire une pirouette en élevant le débat au moyen de références historiques pour renvoyer dans les cordes le responsable LR. Ils auraient pu évoquer Jean Jaurès parlant à l’Assemblée nationale, cravate nouée autour du cou, comme il la portait au milieu de milliers d’ouvriers qu’il haranguait dans la rue, eux qui ne l’avaient jamais portée et sans doute ne la porteraient jamais. Les députés insoumis auraient ainsi pu arguer qu’ils étaient pour certains comme Jaurès, pour d’autres comme les ouvriers à qui il parlait, mais que Ciotti n’était comparable, malgré la lavallière qu’il revendiquait, ni à l’un ni aux autres. Et bien non, au sens de classe, les députés insoumis ont préféré une nouvelle bouffée délirante faisant office de programme.

Les députés femmes de la France Insoumise pénétraient donc dans la salle des quatre colonnes au sein du Palais Bourbon, une cravate nouée autour du cou, insistant d’ailleurs sur le sexisme et le machisme sous-jacent, une véritable obsession des féministes d’occasion. Pendant ce temps, le gouvernement faisait son petit bout de chemin. Il faisait passer sa « loi sur le pouvoir d’achat », véritable cautère sur une jambe de bois, affichait la couleur sur les retraites, légalisait l’opération du cabinet McKinsey qui avait empoché des millions d’euros pour des études que l’administration publique aurait pu mener à bien dans des domaines aussi variés que le montant des aides personnalisées au logement, la vaccination contre le COVID, le passe sanitaire, la réforme des retraites ou encore la reprise des transports publics après le confinement. La cravate donc, dénoncée comme signe de domination masculine, et rien ou peu sur le nouvel état d’urgence, énergétique celui-ci, sur la mise en place d’un nouveau « comité défense » régi par le « secret défense », comme durant la période sanitaire, rien sur la possibilité gouvernementale de promulguer dès qu’il le jugera utile de nouvelles lois d’exception, rien sur la gouvernance hors de tout contrôle parlementaire, selon le bon vouloir d’un seul homme, Bonaparte de pacotille, et de sa société du 10 décembre, dont les cabinets privés, une nouvelle fois, qui flairent la bonne affaire. Rien sur ce qui se nomme tout simplement la dictature. Rien, sinon les barbecues, la viande synonyme de « virilisme », le port de la cravate et le sexisme… Tout un programme.

Ce féminisme de la petite-bourgeoisie de gauche n’a pas seulement l’allure d’un gadget. Il est chargé d’un contenu qui fait basculer la société du principe de « présomption d’innocence » à celui de « présomption de culpabilité ». Et comme France Insoumise et République en marche se disputent cette clientèle, les deux organisations se montrent particulièrement réceptives à l’agitation menée par une petite minorité, regroupée dans des associations du type MeToo qui, au niveau international et français, diffuse une liste intitulée « Les Porcs » dans laquelle elle désigne à la vindicte populaire une série de personnalités du monde culturel, artistique, cinématographique ou encore politique. Évidemment, tout fait avéré doit être sanctionné. Mais la présomption de culpabilité ne peut être érigée en loi morale, au risque de liquider toute liberté démocratique, notamment celle pour chaque individu de pouvoir s’expliquer et combattre pour se disculper devant les institutions de son pays.

Parmi la multitude d’exemples — Damien Abad, transfuge des républicains à la République en marche, ministre des Solidarités, mis en cause par deux femmes pour des faits qui remonteraient à plus de dix ans, Patrick Poivre d’Arvor, icône de la télévision, accusé par une femme pour des faits remontant à 2004, Richard Berry accusé d’inceste pour des faits remontant aux années 1980… —, le traitement par les prétendues féministes du cas Taha Bouhafs est assez éclairant.

Taha Bouhafs incarne à lui seul la mise en pratique des conseils de la fondation Terra Nova qui recommandait à la gauche de tourner le dos à la classe ouvrière jugée « rétrograde et opposée aux valeurs à défendre, à l’ouverture aux différences, à l’immigration, à l’islam notamment ». C’est au nom de cette ouverture qu’aux élections législatives de 2022 était investi pour la France Insoumise Taha Bouhafs à Vénissieux, non loin de Lyon. Jeune, franco-algérien, militant, antiraciste, image liée aux quartiers populaires, Taha Bouhafs cochait apparemment toutes les cases du bon candidat insoumis.

Taha Bouhafs n’a jamais caché ses penchants islamistes et cela constituait sans doute un atout pour sa désignation. Il était un des artisans de l’organisation de « la marche contre l’islamophobie », manifestation controversée initiée par le CCIF, le collectif contre l’islamophobie en France qui, à quelques pas du Bataclan, entonnait un tonitruant « Allahu Akbar », manifestation à laquelle participait la France Insoumise dont Jean-Luc Mélenchon en personne. Les années suivantes, il prend la défense des causes islamistes, proteste vivement contre les dissolutions du CCIF auquel il a adhéré, pourtant lié aux Frères musulmans, et de l’association salafiste BarakaCity, après l’assassinat de Samuel Paty. Il milite activement contre la loi visant à s’opposer au séparatisme islamiste. Il soutient les actions militantes de l’Alliance citoyenne, visant à diffuser le port du burquini dans les piscines publiques et celui du Hijab sur les terrains de football. Il ne se prive pas d’accuser de « racisme » et d’« islamophobie » les défenseurs de la laïcité. Les citoyens d’origine maghrébine[24] qui n’adhèrent pas à ses positions et qu’il juge trop émancipés de leur culture d’origine, trop critiques de l’islamisme ou trop favorables au modèle républicain sont qualifiés de « collabeur », de « musulman sociologique » ou encore d’« Arabe de service ». Taha Bouhafs parle, mais il écrit aussi. Sur les réseaux sociaux, il évoque « les pouilleux de Charlie Hebdo » et leurs « unes dégueulasses ». Il qualifie une prostituée qui ose comparer son statut social d’exclusion à celui de Rosa Parks, de « pute blanche qui se compare à une femme afro-américaine des années 50 ».

 

Sa désignation pour la députation a suscité des interrogations et « face aux pressions », le jeune intronisé a jeté l’éponge. Les représentants de la France Insoumise sont alors montés au créneau. Clémentine Autain, évoque alors « un jeune homme sans diplôme, issu des quartiers populaires et de l’immigration ». Alexis Corbières et Éric Coquerel y vont aussi de leur petite phrase, et ceux qui verront dans ces prises de position celles d’élus candidats dans des circonscriptions communautarisées auront l’esprit mal tourné. Jean-Luc Mélenchon lui-même, n’ayant rien à redire des positions politiques de son jeune candidat, surenchérit dénonçant la « meute [qui] s’est acharnée contre lui (…) Je m’en veux de ne pas avoir su le réconforter autant que nécessaire ». Il aurait pourtant suffi que les chefs de la France Insoumise demandent les clarifications nécessaires à Bouhafs pour éteindre le feu, mais rien, pas un mot sur le fond. En réalité, les positions islamistes de Taha Bouhafs ne constituent en rien un problème pour la direction de la France Insoumise, au nom de « l’ouverture aux différences, à l’immigration, à l’islam notamment ». Une façon de mettre en avant ces « nouvelles valeurs » revient à ethniciser le débat afin de disqualifier toute critique de l’islamisme politique. Sur ses positions politiques, Taha Bouhafs a été assimilé à un pseudo-martyr « victime de la haine antijeune, anti-cité, anti-immigration ». Mais les jeunes, les habitants des cités, la population issue de l’immigration n’ont rien à voir avec les propos non démentis de Bouhafs. Et la position des chefs de la France Insoumise revient à assimiler tout pratiquant musulman, tout immigré à un islamiste dont les positions sont étrangères à nos valeurs républicaines.

Pour confirmer l’adage selon lequel « en toute chose, malheur est bon », il fallait, tant du point de vue de la France Insoumise que de la République en Marche, positiver l’affaire Bouhafs en s’adressant à leur cœur de cible électoral commun. Alors que nul n’avait donc rien à redire sur les positions politiques de Bouhafs, le jeune ex-candidat se trouvait mis en accusation par ses anciens amis de la France Insoumise et par la République en Marche pour des faits de « harcèlement sexuel évoqués par des femmes ». Sandrine Rousseau et Clémentine Autain, toujours en concurrence pour sembler représenter au mieux la cause féminine, ont occupé la place du procureur. Et Jean-Luc Mélenchon, qui avait œuvré pour que le jeune islamiste ait une circonscription gagnable aux législatives, lâchait son jeune poulain « au nom de la parole des femmes ». On apprenait à l’occasion que le chef de la France Insoumise défendait dans son organisation l’existence d’une commission chargée de trancher avant même que la justice soit saisie, qu’une plainte officielle soit déposée. Seule l’église catholique, pour les faits suspectés de pédophilie, a des pratiques similaires qui se veulent au-dessus des lois de la république. La présomption de culpabilité est ainsi substituée à la présomption d’innocence, règle pourtant essentielle dans notre droit pour la défense des individus, quels qu’ils soient.

Quelques semaines plus tard, la France Insoumise se retrouvait dans la position inconfortable de l’arroseur arrosé avec l’affaire Coquerel qui, juste élu à la tête de la commission des finances de l’Assemblée, était mis en cause pour une histoire de harcèlement sexuel datant de 2018, après que Sandrine Rousseau — toujours elle — déclare « avoir mis des féministes sur le coup », aidée en cela par Rokhaya Diallo, militante indigéniste, racialiste, communautariste, prisée des chaînes de télévision d’information continue, par ailleurs très proche de la France Insoumise, apparemment mécontente du sort réservé à son ami politique islamiste Taha Bouhafs.

Plus que les faits eux-mêmes, ce sont les arguments utilisés par Éric Coquerel pour assumer sa défense qui jettent un voile inquiétant sur l’idéologie qui domine au sein de la France Insoumise, mais également de la République en marche qui, sur ces questions de « valeurs », ne se distingue qu’à la marge. Il affirme sa totale solidarité avec le mouvement MeToo précisant qu’il ne « place ici aucunement sur un pied d’égalité ce type d’attaque concertée et les alertes ou relais de féministes sincères réagissant ou s’interrogeant sur des comportements inappropriés ». Bref, ce qui est bon pour les autres ne doit pas l’être pour lui. Il poursuit : « Le mouvement MeToo est aussi l’occasion de révolutionner les comportements patriarcaux », écrit-il avant de révéler: « Avant même la vague MeToo, une camarade m’a fait comprendre qu’on ne pouvait plus avoir les mêmes rapports avec les femmes, de séduction ou simplement relationnels, dès lors qu’on était devenu un homme de pouvoir de 50 ans, et ce, y compris dans le cadre d’échanges consentis et voulus respectueux, au risque d’entrer, même de façon inconsciente, dans des rapports de domination ».

L’usage du « patriarcat » pour justifier un déchaînement militant qui use du ragot et du ouï-dire rabaisse la femme dans une position exclusive de victime, à un stade d’infériorité indépassable, stade contraire à la réalité pourtant vérifiable empiriquement. Les filles réussissent, par exemple, nettement mieux à l’école que les garçons qui forment les gros bataillons des exclus du système scolaire. On peut remarquer également la féminisation des professions à haut capital symbolique dans le milieu juridique, dans celui de la santé ou encore de l’éducation, secteurs où les femmes dominent. Mais pour la nouvelle gauche, cette réalité n’existe pas. Seules les représentations sont réelles. L’homme de plus de 50 ans, blanc, qui plus est hétérosexuel, est ramené quant à lui au rang de prédateur en puissance. Au nom de la justice et de l’égalité sociale, cette théorie structurée par les questions identitaires liées à la race, mais aussi au genre ou encore à l’orientation sexuelle, se trouve en opposition conceptuelle avec l’universalisme hérité des Lumières, induit un nouveau totalitarisme, constitue un socle pour la nouvelle petite-bourgeoisie aisée qui se retrouve soit du côté de la France Insoumise, soit du côté de la République en marche.

Nouvelle petite-bourgeoisie de gauche et wokisme

En nommant Pap Ndiaye ministre de l’Éducation et de la Jeunesse au lendemain de l’élection présidentielle, Emmanuel Macron envoyait un signal à l’électorat petit-bourgeois de gauche en vue des législatives. « La “créolisation”, Jean Luc Mélenchon en parle, moi, Macron, je la réalise !! » disait-il en substance. Jean Luc Mélenchon d’ailleurs applaudissait. Le nouveau ministre ne bénéficiait-il pas d’une couleur de peau qui donnait en soi des lettres de noblesse ? Dans un premier temps, le leader de la France Insoumise ne dit donc pas un mot sur la politique que le nouveau ministre avait pour consigne d’appliquer.

Pap Ndiaye arrivait rue de Grenelle pour mettre en pratique les annonces faites par Macron à Marseille quelques mois auparavant, « l’école entreprise », « une grande concertation pour remonter le moral des professeurs », comme si le moral en question était évidemment indépendant des contenus scolaires, du sacrifice des gosses scolarisés, d’un niveau sans cesse dégradé, d’un mépris croissant des autorités… Et en passant d’une dévalorisation de la profession, sous-payée, sous considérée. Pour la rentrée, il déclarait pourvus les 4000 postes vacants, après un recrutement basé sur un entretien et 4 journées de formation.

Dès sa nomination, le nouveau ministre réalise un consensus pratiquement parfait. Spécialiste de l’histoire américaine, ancien responsable du musée de l’Histoire de l’immigration, il est vanté par Élisabeth Borne[25], félicité par les organisations syndicales[26] et constitue aux yeux de SOS racisme un « véritable symbole ». Côté politique, c’est la surenchère. Pour l’inénarrable Sandrine Rousseau, « rien ne change, sinon Pap Ndiaye ». Éric Coquerel, pour la France Insoumise, voit en lui « la rupture ». Alexis Corbières, également député de la France Insoumise, se félicite, car « il fallait déblanquériser l’Éducation nationale ». Quant à Jean-Luc Mélenchon, il se fait plus précis, « salue la nomination de Pap Ndiaye, un grand intellectuel », et « applaudit l’audace de Macron qui a décidé cette nomination ». Tous ceux qui sont acquis aux recommandations de la fondation Terra Nova formulées dans la décennie écoulée se réjouissent ouvertement.

C’est un portrait bien lisse, contraire à la réalité que tire tout ce beau monde du nouveau ministre de l’Éducation nationale. En 2017, il considère que la France est sujette à un racisme structurel. Il compare les violences policières en France au racisme révélé avec l’assassinat de Georges Floyd aux USA, cela contrairement aux chiffres qui indiquent le contraire[27]. Il a par ailleurs soutenu des groupes de non-mixité mis en place notamment par SUD éducation, c’est-à-dire « des groupes interdits aux Blancs, pour libérer la parole des minorités dites racisées ». Il est, sinon physiquement, du moins idéologiquement, lié aux militants indigénistes. Il considère, par exemple, que le discours d’Issa Traoré est rassembleur. Rassembleuse l’affirmation selon laquelle « les hommes noirs et arabes ne sont pas en sécurité en France » ? Il participe à la disqualification du Blanc et à la victimisation des minorités. Ainsi déplore-t-il que « les Noirs en France soient individuellement visibles, mais invisibles en tant que groupe social ». Pap Ndiaye est partisan de la réhabilitation de la notion de race et s’inquiète du républicanisme qui serait « méfiant à l’égard des différences ». « La faiblesse de la République » viendrait de « l’histoire du XXe siècle », de « l’histoire de la colonisation », « de la Seconde Guerre mondiale » et serait également due à « l’influence du marxisme, d’une manière de penser les inégalités d’abord par le prisme de la classe sociale ». Au nom de la défense des minorités donc, l’affrontement de classes et la lutte des classes doivent être remis en question. Le marxisme, qui en constitue le socle théorique, deviendrait ainsi responsable de la souffrance des minorités. Ce qui compte n’est en effet pas la condition sociale, le fait qu’un Noir soit exploité comme un Blanc, mais qu’un Noir est noir, exploité ou exploiteur. Ces positions privilégient les minorités au détriment des classes sociales, substituent à la lutte des classes la lutte des races.

En réalité, et bien qu’il s’en défend pour remplir les nouvelles fonctions qui lui sont attribuées, Pap Ndiaye est un représentant parfait du wokisme qui a fait fureur sur les campus américains avant de venir contaminer le Vieux Continent, et en son sein la France. Le wokisme, comme la traduction du terme l’indique, est censé regrouper les « éveillés » contrairement à la grande masse qui serait « endormie ». Le terme « woke » qui caractérise ce courant a d’abord été réservé aux questions raciales puis a été utilisé comme terme fourre-tout pour décrire des idées centrées sur la défense des droits de groupes minoritaires. Cela comprend le mouvement « Black Lives Matter » et des formes connexes d’antiracisme, des campagnes sur les questions relatives aux femmes et aux LGBTQ+++, aux lesbiennes, gays, bis, trans, ainsi que les mobilisations lors des marches pour le climat.

Comme par définition il possède une juste vision du monde, et qu’il est seul dans ce cas, le « wokisme » s’accompagne d’une montée de l’intolérance à l’égard d’opinions opposées et d’un muselage de la liberté d’expression. La cancel culture lui est liée. Elle vise à ostraciser de l’espace public toute personnalité dont un propos ou une action est considéré comme « offensant » à l’égard des minorités. Ici on déboulonne des statues représentant des personnages jugés indignes ou coupables au regard de la grille de lecture des « woke », quitte à réviser ou gommer l’histoire qu’ils représentent, là on annule des conférences universitaires, là encore on exige que certains soient démis de leurs fonctions, que les Blancs soient exclus de réunions pour que leur présence ne brime pas les « racisés », que les hommes ne soient pas autorisés à participer à certains débats réservés aux femmes…

Aux États-Unis, les ravages du wokisme sont spectaculaires. L’université de Princeton, par exemple, a décidé, sous la pression du mouvement « woke », que le grec et le latin ne seraient plus obligatoires en lettres classiques. La culture antique serait en effet l’expression d’une société esclavagiste et raciste. Bret Weinstein, professeur américain de biologie et théoricien de l’évolution, a connu l’enfer et a dû démissionner pour avoir refusé d’observer une journée « sans Blancs », décrétée par l’administration du campus de l’université Evergreen, dans l’État de Washington. En Californie, un professeur de UCLA est suspendu pour avoir refusé de favoriser les étudiants noirs dans leur notation. À l’UCLA toujours, un autre enseignant est accusé et évincé après avoir utilisé le mot « nègre », issu d’une lettre de Martin Luther King, dans son cours sur l’histoire du racisme. En Californie, une enseignante est accusée d’avoir utilisé le terme « d’orientation sexuelle ». En réalité, le contrôle du langage tend à éliminer les termes permettant de s’exprimer, et donc à interdire le droit d’expression, tout simplement[28].

Avant l’arrivée de Pap Ndiaye au ministère de l’Éducation nationale, vue avec complaisance par la nouvelle petite-bourgeoisie de gauche, la République en marche et la France Insoumise, l’onde de choc américaine avait déjà atteint l’hexagone[29]. Deux enseignants de l’institut d’études politiques de Grenoble en avaient fait les frais, le premier jugé coupable de professer un cours sur « l’islam et les musulmans dans la France contemporaine », le second de protester contre la juxtaposition dans le même intitulé d’une journée « consacrée au racisme, à l’antisémitisme et à l’islamophobie »[30]. Avec l’UNEF, fer de lance dans cette croisade, l’intersyndicale condamnait ces deux professeurs, dénoncés par voie d’affichage.

République en marche et France Insoumise — au nom de « l’intersectionnalité des luttes » — ont en commun la chasse sur tous les terrains de la marginalité — véganisme, minorités sexuelles, islamisme… — en espérant y développer une clientèle. Cette entreprise se concentre sur la petite minorité sensible à ces problématiques qui pèse pourtant idéologiquement sur la société. C’est ainsi que la gauche abandonne un peu plus le terrain de la classe ouvrière dont les préoccupations sont à mille lieues de ces sujets, comme l’indique d’ailleurs fort justement le député François Ruffin. La gauche fait d’ailleurs plus que l’abandonner. Elle s’y oppose, elle l’affronte.

Tendances profondes de notre société

Plus que les thèmes eux-mêmes qui font les beaux jours de l’idéologie woke, ce sont les tendances profondes de notre société qui sont révélées. Il y a, en effet, une cohérence très limitée dans le mouvement woke en tant que tel. Entre les divers groupes qui le définissent existent des conflits sérieux. Le « décolonialisme » valorisant l’islam traditionnel, par exemple, ne s’accorde pas très bien avec les LGBTQ+++ ! En y regardant de plus près, entre les « animalistes » qui prônent le bien-être animal et les vegan dont la « philosophie » vise la suppression de races animales devenues inutiles à l’espèce humaine, l’harmonie n’est pas totale…

Dernièrement, à l’École Normale supérieure, l’association des élèves avait décidé d’interdire certains couloirs aux cisgenres[31] sous prétexte que les hommes représenteraient un danger pour les femmes et les minorités sexuelles. Un peu plus tard, en assemblée générale, elle affirme en réponse à certains arguments « qu’il ne faut pas exclure la possibilité que tous les hommes soient des violeurs »[32].

La disqualification des hommes, en général les plus de 50 ans, blancs et hétérosexuels, est symptomatique de l’idéologie dominante qui vise à exterminer les pères, c’est-à-dire en termes psychanalytiques à refuser l’ordre symbolique, celui de la parole. Le même phénomène est à l’œuvre avec l’opération consistant à passer la langue à la moulinette de l’écriture inclusive, rendant en général incompréhensible, donc indiscutable, tout texte dont la pensée est noyée.

Généralement, la parole s’appuie sur la connaissance. L’autorité qui compte est celle du savoir. Dans le savoir intervient l’expérience positive ou négative dont les leçons peuvent être précieuses. Tuer les pères, c’est affirmer qu’on ne doit rien au passé, qu’on s’est fait tout seul. « Self made man », tel est le fond de cette idéologie.

La négation de la parole et la violence woke ont des conséquences précises. L’affirmation selon laquelle tous les hommes sont potentiellement des violeurs vient en ligne directe du combat de certaines féministes américaines, comme Andréa Dworkin[33]. On peut lire aujourd’hui en France, sur des sites féministes, que le coït est une invention des hommes pour détruire les femmes. Il fallait donc, pour sauvegarder la femme menacée, trouver un autre mode de procréation. Du coup, la « PMA pour toutes » a été une forme légale donnée à ces idées folles.

La seule question est : comment ces idées délirantes peuvent-elles prendre une telle place universitaire et médiatique ?

Il y a d’abord la conséquence de choix politiques. La force de l’idéologie « woke » réside, comme on l’a vu précédemment, dans l’abandon de la classe ouvrière prôné hier par la Fondation Terra Nova en direction de la gauche sociale-démocrate, recommandations adoptées aujourd’hui par la gauche dite radicale qui s’est tournée vers la série de substituts recommandés, couches issues de l’immigration, minorités sexuelles, petite-bourgeoisie des centres-villes notamment.

La force de cette idéologie réside aussi dans la nature des couches sociales auxquelles elle s’adresse, étudiants déculturés notamment, héritiers d’une école que les réformes successives (les gouvernements de droite passant le relais à ceux de gauche et vice-versa) ont vidée de toute substance réelle. Les jeunes étudiants sont ainsi victimes de la politique mise en place par les plus anciens dans les décennies précédentes[34]. Il est établi qu’une grande partie des bacheliers d’aujourd’hui n’aurait pas eu le certificat d’études primaires, il y a un demi-siècle. Les élites actuelles sont déjà un bon exemple de ce qu’a produit cet abaissement de l’école : un vague vernis de culture générale, tout au plus, vernis qu’on peut obtenir aisément par des petits guides ad hoc. De Gaulle, Mitterrand, Pompidou étaient des lettrés authentiques. Leurs successeurs sont des faiseurs. Les dernières déclarations en vogue viennent confirmer cette triste réalité[35]. Quand Emmanuel Macron annonce qu’il suffit du baccalauréat pour devenir enseignant et quand on connaît le niveau réel de cet examen, quand le ministre Pap Ndiaye se félicite des conditions de la rentrée scolaire 2022, on réalise que le pire est devant nous.

La force du « woke » procède aussi du soft power[36] américain qui joue à plein. Il s’agit de la puissance d’influence, de persuasion, de la capacité pour un État d’influencer le comportement d’autres acteurs, d’autres États par des moyens non coercitifs. Les éléments du soft power regroupent essentiellement les moyens idéologiques et culturels. La musique et les chansons, notamment, remplissent cette fonction. La langue anglaise s’impose partout sous la pression américaine comme la langue qu’il faut sembler pratiquer pour donner l’impression d’être « dans le coup ». Dans une série de secteurs, la pratique d’une sorte de volapük[37] est pratiquement obligatoire. Cela se vérifie dans l’informatique, une grande partie du monde des affaires ou encore dans les classes moyennes supérieures intégrées à la mondialisation, ou qui espèrent y trouver une place. Il existe de fait une volonté plus ou moins consciente de s’assimiler à la culture d’outre-Atlantique et, pour ce faire, de jeter par-dessus bord notre propre culture jugée ringarde, vieillissante, obsolète par ceux surtout qui n’en possèdent rien, ou pas grand-chose. C’est cette tendance générale qui menace la liberté de la pensée et de la recherche.

Les jeunes sont les victimes de cette idéologie. L’avenir qui leur est tracé est celui de « la réussite ». Mais la réussite de quoi ? Avoir un bon « job », gagner beaucoup d’argent, pour pouvoir acheter tous les objets de son désir. Cela nous ramène aux jeunes gens qui connaissent tout des « influenceurs », et surtout le rapport entre les marques ou les conduites qu’ils promeuvent et la garniture de leur compte en banque, la marque de leur voiture, le prix de leurs habitations. L’argent et les biens matériels, c’est un peu court tout de même pour donner sens à la vie humaine, non ?

Il n’existe aucune ou peu de résistance au wokisme, lequel fournit une pensée de substitution, qui donne le droit d’interdire, de censurer, d’exclure, de faire preuve d’un pouvoir de coercition sur la société en général, et singulièrement sur toute position qui lui est contraire. Il se fait craindre et permet d’affronter les générations passées, souvent avec des arguments suffisamment désarçonnant, incohérents ou encore absurdes qui interdisent ou limitent toute résistance.

Dire ce qui est

Le « terrorisme intellectuel » que fait peser « l’intelligentsia de gauche » sur toute voix discordante en a dissuadé plus d’un de parler. La critique « soft » aborde toujours les questions de forme : le ton, la mimique, le sourire, la grimace…, car ne supportant pas en général le fond, les arguments, la pensée qui est opposée à l’idéologie woke. La critique plus dure ne permet pas plus la discussion. Les qualificatifs utilisés — « autoritaire », « égocentrique », « intolérant », « rétrograde », « rouge-brun », « fasciste », « nationaliste », « lepéniste » et quelques autres — sont censés disqualifier sans autre forme de procès celui qui en est affublé.

Pourtant, sans affirmation de quelques principes et valeurs si mal vus par la nouvelle petite-bourgeoisie de gauche et ses représentants, rien ne pourra endiguer cette marche folle en avant qui annonce la fin de notre civilisation et l’émergence d’une période faite d’incertitudes qui annonce la barbarie, tout simplement.

L’Europe occidentale, et donc la France en son sein, a renoncé à elle-même depuis longtemps.

Politiquement, elle est une annexe des États-Unis via l’OTAN et l’Union européenne, que le président Emmanuel Macron vante sur tous les tons, se proposant d’ailleurs, aussi absurde que cela puisse paraître, de substituer la souveraineté européenne, alors qu’il n’existe pas un peuple européen, mais des peuples en Europe, à la souveraineté nationale.

Culturellement, l’Europe est transformée en folklore, la France en « réserve d’Indiens » que viennent visiter les touristes des nouveaux pays riches.

Il n’y a pas d’issue sans expression libre et déterminée contre toutes les fadaises qui nous sont imposées et qu’il s’agit de qualifier comme telles. Ces idées modernes qui constituent les bases du wokisme, au nom de la tolérance — antiracisme ou encore obsession de la race, droit à la différence sexuelle notamment, au choix de son sexe, obsession du genre, véganisme et quelques autres… — sont les plus intolérantes qui soient et constituent le ferment d’un nouvel autoritarisme. Au nom de la tolérance, les nouveaux « croisés » wokes n’ont que le mot « interdiction » à la bouche.

Le capitalisme a depuis des décennies mis à mal les piliers républicains qui permettent de vivre ensemble. L’idéologie woke vient apporter sa contribution à cette œuvre de déconstruction. Pour assurer sa domination, le capital doit abêtir, diviser, affaiblir. Voilà pourquoi il s’y est employé minutieusement à la base, à la source, cassant l’école, lui ôtant la véritable fonction éducative, façonnant les enfants pour en faire des êtres dociles et adaptés. Tous ses représentants, une fois au pouvoir, de « gauche » comme de « droite », ont redoublé d’efforts dans cette voie.

Dans Qui veut la peau des services publics ? [38], j’indiquais les intentions réelles de l’OCDE, qui traçait dès 1996 la feuille de route des gouvernements pour les années à venir, indiquant à la fois l’objectif à atteindre et les moyens pour y parvenir : « Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement »[39]. Pour justifier ses recommandations, la boîte à idées des gouvernements indiquait que « l’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants, mais doit être assuré par des prestataires de services éducatifs » avant de poursuivre, « les enseignants qui subsisteront s’occuperont de la population non rentable »[40].

La nouvelle mission de l’école, formalisée à la fin du siècle dernier, est « l’adaptation au marché de l’emploi et à sa précarité »[41]. Contrairement aux idées reçues, la plupart des emplois demandés sont assez peu qualifiés. La Commission européenne s’appuyait alors sur une étude américaine[42] qui indiquait pour la période allant de 1998 à 2008 que « les postes de travail qui connaissent la plus forte augmentation en volume sont de type formation sur le tas ». Il s’agit alors des « emplois de vendeurs, de gardiennage, d’assistants sanitaires, d’agents d’entretien, d’hôtesses d’accueil, de conducteurs de camion, de remplisseurs de distributeurs de boissons ou d’aliments ». On pourrait ajouter aujourd’hui les livreurs ubérisés en tout genre, recrutés sur leur capacité à pédaler sur leur vélo sans rechigner. Autant d’embauches qui vont de pair avec le développement de la précarité de l’emploi. La Commission européenne bouclait donc ses recommandations avec « l’adaptabilité de la main-d’œuvre »[43]. Ainsi, « pour environ 25 % de la population scolaire, l’enseignement apporte une formation trop faible, laquelle est bien trop importante pour 40 à 50 % de ceux qui en bénéficient ». La sanction est donc immédiate. Le système doit apporter le minimum à tous, et ceux qui ont besoin de plus trouveront leur bonheur hors de l’école, en entreprise, ou dans des formations spécifiques qui leur seront réservées.

Les réformes successives de l’Éducation nationale trouvent là leur cohérence, tout comme la nomination de Pap Ndiaye dans la foulée des déclarations d’Emmanuel Macron à Marseille. Le wokisme dans le domaine éducatif vient donc parachever une œuvre de destruction largement engagée depuis quelques décennies. Une des tâches que les wokes, dont le ministre Pap Ndiaye, assignent à l’éducation ne concerne évidemment pas l’apprentissage du français, des mathématiques, de l’histoire, du latin ou du grec, mais le combat « contre les stéréotypes de genre à l’école ». Le « gros monsieur » barbu enceint, vedette du planning familial, a ainsi de beaux jours devant lui. À Montreuil, par exemple, sur les murs de l’enceinte scolaire, on peut lire : « Arrêtez de supposer que vos enfants sont cis ou hétéros » ou encore « vive le transféminisme ». Ce délire est évidemment et fort heureusement très minoritaire dans la population, mais idéologiquement il prend une place démesurée, relayée par les tenants du pouvoir économico-politico-médiatique.

Un travail de restauration est à engager, restauration d’une école qui instruit et transmet le passé, restauration qui passe par l’abrogation de toutes les réformes successives qui peu à peu ont transformé l’école et notre système d’enseignement pour le plus grand nombre en garderie, restauration pour revenir aux fondamentaux. Hannah Arendt avait bien montré que l’école ne peut avoir d’autres rôles — restauration de la culture classique — dont la maîtrise seule permet de réellement créer du nouveau.

Si le wokisme a le soutien des élites, c’est évidemment par souci électoral en direction de la nouvelle petite-bourgeoise de gauche, mais cela est en fait secondaire. Ce qui compte, c’est l’apport du wokisme au capitalisme, en dévoyant toutes les préoccupations légitimes vers des voies de garage.

« Les manifestations contre le réchauffement climatique » ou « les manifestations contre la pollution » constituent d’autres exemples. J’ai en mémoire une des manifestations des Gilets jaunes à Paris qui se déroulait tant bien que mal sur les Champs Élysées, à quelques pas du palais présidentiel, sur des mots d’ordre assez simples et compréhensibles, concentrés sur l’obtention de moyens permettant de vivre correctement. Dans la rue, les laissés pour compte faisaient nombre, représentant la France délaissée des provinces, des quartiers abandonnés. Soudain, place de l’Étoile, un cortège fit son apparition. Un renfort inattendu ? Pas du tout, juste la gauche rassemblée, de la France Insoumise aux Verts en passant par tout ce que recouvre aujourd’hui la NUPES, prenant une tout autre direction sur le mot d’ordre « contre le réchauffement climatique ».

Il est assez évident que ces mots d’ordre désincarnés sur des thèmes généraux, dont le wokisme est friand, n’ont aucun sens réel. « Contre le réchauffement climatique », « contre le COVID 19 », « contre le Sida », « contre la pollution », « contre… » n’ont aucun sens, sinon d’éviter d’aborder l’essentiel, la politique qui menace le climat, qui génère la pollution ou qui asphyxie l’hôpital, la santé et met en péril les populations.

La question climatique, par exemple, pose trois défis à relever. D’abord accentuer la recherche pour trouver des sources d’énergie alternatives, efficaces et sérieuses, non en termes de rendement financier, mais en termes d’intérêt général[44]. Ensuite, la question des centrales nucléaires elles-mêmes. Leur entretien, leur contrôle, leur sécurité doivent être la priorité, assurés par l’État et non par des entreprises privées dont la recherche de profits sera naturellement l’objectif premier[45]. Enfin, les économies d’énergie que nous pouvons réaliser. Remédier aux habitations passoires, ce qui implique un plan d’investissement conséquent, entraver toutes les sources de gaspillage inhérentes au capitalisme, les grosses voitures très consommatrices de carburant, par exemple, alors que la vitesse est limitée, les cargos qui sillonnent les océans pour transporter des marchandises fabriquées à l’autre bout du monde parce que notre industrie a été délocalisée ou carrément supprimée[46], les camions qui roulent jour et nuit sur les autoroutes comme s’il s’agissait d’entrepôts sur roues, le réseau 5G destiné à télécharger toujours plus vite des films sur téléphones portables pour être visionnés sur un écran de la taille d’un timbre-poste…

La soumission au capitalisme et aux lois du marché a diminué, voire liquidé des pans entiers de nos services publics qui pourtant s’avèrent indispensables. Un inventaire devrait pouvoir établir les manques et permettre d’y remédier. Ce sont entre autres sujets tous ceux-là qui étaient contenus dans les mobilisations des Gilets jaunes, mais pas dans celles qui s’assignaient l’objectif de « lutte contre le réchauffement climatique » avec, soit dit en passant, comme seules mesures concrètes des mesures punitives à l’encontre des Français, notamment les plus faibles rendus coupables de prendre leur voiture pour aller travailler et de rouler au diesel.

Le wokisme et la nouvelle petite-bourgeoisie de gauche ne sont pas seulement ignorants des priorités, mais y sont opposés.

Dans notre pays qui compte dix millions de citoyens qui vivent dans des conditions de pauvreté, où l’écart des salaires et des revenus n’a cessé de s’accroître, des mesures volontaristes de justice sociale, et donc fiscale devraient être prises.

Une planification économique, une revalorisation de l’éducation et de la formation, des moyens financiers dégagés et une justice sociale réactivée permettraient de rendre attractif le travail là où il n’est perçu que comme contrainte, sans intérêt autre que l’obtention d’un salaire.

La place que le travail pourrait retrouver est double. Matérielle d’abord, avec la création de milliers d’emplois et la répartition du travail dans les mains disponibles pour l’accomplir. Morale aussi et surtout, en faisant du travail, non une obligation subie, mais un plaisir dans lequel l’utilité de chacun permet de trouver sa place dans un objectif collectif. Si le « tout dans les mains de l’État » ne marche pas, un mixte entre coopératives ouvrières ou paysannes, regroupements de producteurs à l’échelon local et planification nationale pourrait constituer une voie à explorer.

Pour offrir à la société les moyens de bénéficier des efforts collectifs, au détriment des intérêts égoïstes d’une petite minorité et des clientèles qui y trouvent leur compte, il faut l’appui de forces sociales importantes. Ces forces existent et peuplent ce que Christophe Guilluy a défini comme « la France périphérique », s’étendant des marges périurbaines les plus fragiles des grandes villes aux espaces ruraux, en passant par les petites et moyennes villes. 60 % de la population et trois quarts des nouvelles classes populaires vivent maintenant dans cette « France périphérique », à l’écart des villes mondialisées[47]. Cette majorité des Français se sent en insécurité face à la « mondialisation ». L’ouverture des frontières aux biens et aux marchandises s’est traduite pour eux par la perte croissante d’emplois industriels, par l’incapacité souvent d’assurer les besoins matériels élémentaires pour eux et leur famille, de « finir le mois » tout simplement. C’est à cette France que la gauche a tourné le dos, conformément aux recommandations de la fondation Terra Nova. C’est cette France qu’elle méprise et qu’en réalité elle combat.

Le constat social se poursuit. En 2017 je revenais dans un documentaire sur les ravages de la mondialisation et des politiques mises en place par la gauche et la droite chez Goodyear, Sony, Molex, Caterpillar, Sodimatex, Continental, Whirlpool et quelques autres, en dressant un inventaire terrible. L’urgence de revenir sur les plans sociaux à répétition qui ont sacrifié des dizaines de milliers d’ouvriers, rejetés socialement dans la misère[48], politiquement dans le désespoir, l’abstention ou le rassemblement national, se fait chaque jour plus pressante.

Les forces sociales susceptibles de renverser la vapeur existent, mais n’ont aucune représentation. C’est en fait une recommandation, symétriquement opposée à celle qui il y a un peu plus de dix ans était formulée par la fondation Terra Nova, qu’il faudrait aujourd’hui adresser à cette France délaissée, abandonnée, reléguée, vers la France périphérique…

[Jacques Cotta est journaliste, animateur du site La Sociale. Producteur et réalisateur  de télévision, il a publié plusieurs ouvrages d’enquêtes et de réflexion. Parmi les derniers :

 

 

[1] Le slogan de Margareth Thatcher, Premier ministre britannique, signifie que le marché, le capitalisme et la mondialisation sont des phénomènes nécessaires et bénéfiques, et que tout régime qui prend une autre voie court à l’échec. Ainsi, il n’y aurait pas d’alternative au système actuel.

[2] Alain Accardo est un sociologue français. Ses recherches portent sur des analyses de sociologie critique. Voir notamment Formation et transformations de la petite-bourgeoisie, éd. Agone.

[3] À titre d’exemple, Guy de Maupassant emporté à 42 ans par la syphilis, Baudelaire mort à 46 ans, Schubert, Mozart, très jeunes aussi, Kafka à 40 ans, frappé par la tuberculose.

[4] La hausse de la démographie est source de conflits liés aux moyens et conditions de subsistance. Le vieillissement est aussi synonyme de maladies graves et douloureuses. La transmission par héritage est repoussée et constitue un intérêt collectif très limité, sinon nul…

[5] Attentats, guerres asymétriques, guerre de Corée, Vietnam, plus récemment Irak, Afghanistan, Yougoslavie, Rwanda, Ukraine et quelques autres plus meurtrières les unes que les autres…

[6] On rappellera les célèbres « sans dents » du président d’alors.

[7] « Si à 40 ans t’as pas une Rolex, t’as raté ta vie », valeur affirmée par le publicitaire successivement mitterrandiste et sarkoziste, Jacques Ségala.

[8]  Il s’agit des 10 % de la population dont les revenus sont les plus élevés.

[9] Cette notion de revenus par ménage est assez floue. D’autres données de l’INSEE font état de 39 000 euros par individu.

[10] Étude de l’INSEE, Distribution du revenu disponible par ménage, fiche éd. 2018.

[11] On se référera au site « Les Crises » : https://www.les-crises.fr/

[12] L’article 16-4 indique « Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux. […] Le conseil s’efforce d’atteindre le plus haut degré de libération possible. L’unanimité est nécessaire pour les mesures constituant un recul en matière de libération des mouvements de capitaux ».

[13] Étude relative à 149 pays de Davide Furceri et Prakash Loungani

[14] Document du FMI à l’adresse suivante : https://www.imf.org/en/Publications/WP/Issues/2016/12/31/A-New-Database-of-Financial-Reforms-22485

[15] De mai 1981 à mars 1983.

[16] De mars 1983 à juillet 1984.

[17] De juillet 1984 à mars 1986.

[18] Citation entière de François Mitterrand à la tribune du congrès d’Épinay : « Celui qui n’accepte pas la rupture, la méthode ça passe ensuite, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, ça va de soi c’est secondaire, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste ».

[19] On pourra se référer à Lillusion plurielle, pourquoi la gauche nest plus la gauche, de Denis Collin et Jacques Cotta, éd. J.C. Lattès, 2001.

[20] Tout cela constitue en réalité un tout petit monde, d’une grande discrétion soit dit en passant dès lors qu’un des siens est concerné.

[21] Le Monde du 4 janvier 2021.

[22] Accusation portée alors notamment par la petite-bourgeoisie de gauche « verte », relayée par les porte-parole d’Emmanuel Macron.

[23]  Parmi les expressions présidentielles, on notera notamment : « Si j’étais chômeur, je n’attendrais pas tout de l’autre, j’essaierais de me battre d’abord », ou parlant de l’entreprise Doux : « Il y a dans cette société une majorité de femmes, il y en a qui sont, pour beaucoup, illettrées ». S’adressant à un jeune : « Vous n’allez pas me faire peur avec votre T-shirt, la meilleure façon de se payer un costard c’est de travailler » ou encore « Je ne suis pas là pour défendre les jobs existants » ou aussi dans la même veine : « Le chômage de masse en France, c’est parce que les travailleurs sont trop protégés ». Parlant des travailleurs notamment en difficulté, « Je pense qu’il y a une politique de fainéants et il y a la politique des artisans », « Les salariés français sont trop payés », « Les salariés doivent pouvoir travailler plus, sans être payés plus si les syndicats majoritaires sont d’accord », « Vu la situation économique, ne plus payer les heures supplémentaires c’est une nécessité », « Je suis pour une société sans statuts », « Je ne vais pas interdire Uber et les VTC, ce serait les renvoyer vendre de la drogue à Stains », etc.

[24] Il en est ainsi, par exemple, de Zineb El Rhazoui, Majid Oukacha ou encore Fatiha Boujdhalat.

[25]  Pour le Premier ministre, « il incarne l’excellence et l’égalité des chances ».

[26]  Le SNES voit en lui la « rupture avec Blanquer ».

[27]  Durant l’année 2021 aux USA, il y a eu 1055 morts dus à la police contre 14 en France. En tenant compte de l’écart de population, les situations ne sont toujours pas comparables.

[28]  Selon de nombreux témoignages, ce ne sont pas des cas exceptionnels. La dictature du « woke » et de la « cancel culture » est répandue. Les notions de « race », de « genre » et de la « culture victimaire » prospèrent, créant « de la division et de la colère ».

[29]  On verra un descriptif détaillé de la réalité « woke » aux USA, au Canada et en France dans La catastrophe en marche et les moyens de la conjurer, livre que j’ai publié aux éditions Bookelis, en décembre 2021.

[30]  L’islamophobie est assimilée, sous la pression de l’islam politique dont le Coran est le programme, par une partie de la gauche et du monde intellectuel, à un nouveau délit de racisme transformant la critique de la religion en crime, rétablissant de fait le délit de blasphème.

[31] Le préfixe cis- est accolé aux termes de sexe et de genre pour désigner les personnes qui ne font pas de transition de sexe. Dans le cas des genres, le préfixe cis- dénote pour quelqu’un l’alignement de son identité de genre avec son sexe assigné à la naissance.

[32]  Compte-rendu d’assemblée générale retransmis par Le Figaro.

[33]  Andréa Dworkin, essayiste et « féministe radicale » américaine, 1946-2005.

[34] Voir La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Jacques Cotta, éditions Bookelis, décembre 2021.

[35]  Voir l’interview de Denis Collin sur le site de Valeurs Actuelles.

[36]  Soft power signifie puissance douce.

[37] Volapük, langue artificielle forgée sur l’anglais simplifié.

[38]  Qui veut la peau des services publics ?, éd. Gawsewitch, 2011.

[39] Cahier 13-1996 de l’OCDE.

[40] Ibid.

[41] « Pour une Europe de la connaissance », communication de la Commission européenne COM (97) 563 final.

[42]  Publication du département fédéral américain de l’emploi dans Monthly labour Review, mise à jour des projections décennales de l’emploi

[43] « Les objectifs concrets futurs des systèmes d’éducation », Commission européenne, rapport COM (2001) 59, final, Bruxelles, 31 janvier 2001.

[44] L’éolien, par exemple, n’est pas une réponse. Les éoliennes sont très polluantes, avec les quantités de béton indestructible nécessaire à leur construction qui rendent inutilisables pour longtemps les terres agricoles sur lesquelles elles sont implantées. Elles sont, d’autre part, très nuisibles aux oiseaux, notamment lorsqu’elles sont installées sur des sites en quantité.

[45]  L’exemple du nucléaire vaut pour tous les secteurs qui concernent la vie collective et l’intérêt général, l’éducation, la santé, les transports…

[46]  Au passage, cela pose la question de la relocalisation de notre industrie souvent délocalisée pour de simples préoccupations financières. Sans parler du public privatisé qui devrait revenir pour l’intérêt général. EDF par exemple…

[47] « Les métropoles et la France périphérique : une nouvelle géographie sociale et politique », Christophe Guilluy, Le Débat, no 166, 2011/4.

[48] On pourra se référer au documentaire Dans le secret de la violence sociale, Jacques Cotta et Pascal Martin, juillet 2020.

Les métamorphoses de la petite bourgeoisie radicalisée

Pour les gens qui ont dépassé largement la soixantaine, la situation politique présente semble assez déconcertante. Les causes pour lesquelles nous militions, causes qui étaient aussi celles de nos parents et de nos grands-parents, voire de nos arrière-grands-parents, semblent avoir disparu de l’horizon politique. Qui pense encore à l’union fraternelle des travailleurs de tous les pays ? Nous pensions que la défaite du nazisme avait porté un coup sévère au racisme. Quelle n’est pas notre surprise ! L’antiracisme à la mode réhabilite la notion de race en faisant de « l’homme blanc » l’ennemi principal et du « privilège blanc » le privilège par excellence. Nous croyions que l’égalité de l’homme et de la femme se réaliserait dans la lutte commune pour abattre l’exploitation capitaliste. Que nenni, nous disent les féministes branchées : dès lors qu’il est blanc, l’ouvrier est le pire des machos et certaines proposent même de « sortir de l’hétérosexualité », ce qui est certainement le moyen le plus radical pour en finir avec l’humanité, sauf si on garde quelques mâles reproducteurs dans des enclos réservés jadis aux taureaux. Tout ce que nous considérions comme des diversions inventées par la classe dominante pour assurer son règne (dividare ad regnandum, disaient les Romains) est maintenant glorifié sous le nom baroque d’intersectionnalité, ce qui désigne pour une partie importante de la « gauche radicale » la nouvelle stratégie de lutte en vue d’un objectif désormais sans nom. La « révolution citoyenne » chantée par certains est évidemment une phrase creuse, même si l’un de ses promoteurs va même jusqu’à parler d’une « théorie de la révolution citoyenne », comme on parlait jadis chez les trotskistes de « théorie de la révolution permanente ». Toutes sortes de théories extravagantes (au premier abord) occupent le devant de la scène médiatique, affublées des habits de la révolte ou de la rébellion.

Pourtant, à y regarder de plus près, puis à prendre un peu de recul historique, à se remémorer l’ambiance des « groupuscules » des années 1960-1970 on voit se dessiner des ombres presque familières. Au fond, les groupes de fous hystériques qui demandent l’interdiction des livres, des films, des tableaux et même des mots non corrects et autres billevesées sont l’ultime phase de la décomposition de la petite bourgeoisie radicalisée. C’est l’histoire de cette petite bourgeoisie radicalisée (la PBR !) que nous allons essayer de retracer.

Sur la petite bourgeoisie

Une précision s’impose d’emblée. La catégorie sociale de « petite bourgeoisie » est très floue. Il y a une petite bourgeoisie traditionnelle composée de ceux qui ne sont pas salariés, possèdent leurs moyens de production, mais ne sont pas à proprement parler des capitalistes : ils vivent de leur travail et ont parfois quelques salariés. Les commerçants, artisans, paysans et professions libérales entrent dans cette catégorie. Ils sont d’abord attachés à leur indépendance. Avoir un patron est souvent considéré comme une déchéance. Parmi les membres de cette petite bourgeoisie traditionnelle, on trouve des ouvriers qui ont économisé pour se mettre « à leur compte », justement pour cesser d’avoir un patron. Certains éléments de cette classe réussissent et finissent par posséder des entreprises d’une certaine taille, mais pour beaucoup la situation est toujours périlleuse. La paysannerie est typique de cette situation : une minorité a rejoint la classe capitaliste et une majorité misère sur des exploitations de plus en plus menacées. Mais c’est vrai de toutes les catégories de cette petite bourgeoisie traditionnelle : ainsi 7000 bistrots environ ferment chaque année. Les grandes surfaces, l’e-commerce ou les chaînes (type restauration rapide, Starbucks, etc.) menacent des milliers de commerces indépendants. Nombreux furent ces travailleurs indépendants et petits patrons à se retrouver dans le mouvement des Gilets jaunes.

Il existe une autre petite bourgeoisie qui peut formellement être salariée, mais vit en réalité non pas de la vente sa force de travail, mais de ses prestations plus ou moins intellectuelles. On y trouvera le vaste monde des artistes et intellectuels de la « classe moyenne supérieure ». Ils sont universitaires, hauts fonctionnaires, « experts » en tous genres, journalistes, essayistes, etc. À l’intersection du prolétariat et des basses couches de la bourgeoisie, ils ont une double face. D’un côté, ils ne sont pas capitalistes ou seulement marginalement — ils ont quelques placements, mais rien de suffisant pour être assimilés à la classe capitaliste. Mais de l’autre côté, ils ne sont pas non plus des membres de la classe des ouvriers et employés, du prolétariat au sens large. En effet, leur aspiration première est non pas d’améliorer leur condition en tant que travailleurs, mais de se placer au-dessus de la classe des travailleurs : ils se pensent comme ceux qui doivent, éventuellement éduquer « les masses », les diriger ou de, toute façon, de ne jamais se mélanger au « petit peuple ». Ils se sentent comme partie prenante de la classe dominante dont ils partagent les idéaux. C’est une différence avec les anciennes classes instruites que formaient les enseignants. Le corps enseignant d’antan, largement syndiqué n’avait, certes, rien de très prolétarien par son niveau de formation ou son mode de vie et pourtant il était lié historiquement au syndicalisme ouvrier, dont il a partagé les heurs et malheurs. Et surtout les enseignants venaient souvent des couches populaires et symbolisaient l’ascension sociale : les enfants de paysans devenaient instituteurs, les enfants d’instituteurs passaient le concours de l’ENS et pouvaient se hisser ainsi jusqu’au sommet de la république. Les nouvelles classes instruites ne sont absolument pas dans les mêmes dispositions, même quand leurs revenus ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des enseignants. Notamment parce qu’elles sont issues elles-mêmes des classes moyennes — la proportion dans les CPGE d’enfants issus des classes populaires a chuté au cours des dernières décennies de « démocratisation ». Ces nouvelles classes instruites sont également différentes des anciennes classes supérieures instruites, comme les ingénieurs. Ceux-ci qui faisaient partie jadis de la classe dominante — qu’on songe aux ingénieurs des mines — ou qui constituaient les grands corps de l’État sont maintenant très nettement dépassés, en nombre, par des ingénieurs issus de ces nombreuses écoles qui se sont ouvertes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’ingénieur à l’ancienne est maintenant minoritaire. Beaucoup d’ingénieurs sont juste au-dessus des contremaîtres et techniciens. Ils ont des meilleurs salaires que les ouvriers qualifiés, mais comme eux ils occupent une position nécessaire dans le procès de production, indépendamment des rapports sociaux existants. Et leur chance d’échapper aux contraintes fondamentales du salariat est à peu près nulle.

À côté de ces couches salariées « utiles » quel que soit le mode de production, figure aussi toute une nouvelle classe intellectuelle purement parasitaire de manageurs qui se situent entre les anciens contremaîtres, les garde-chiourmes du capital et les cadres supérieurs (DRH, directeurs commerciaux, etc.). Sortis souvent des écoles de commerce, ils ont été formatés pour se croire les dirigeants naturels de la société. Pour l’essentiel, ces couches sont purement parasitaires : elles vivent des miettes tombées de la table de la grande bourgeoisie capitaliste et font immanquablement penser au chien de la fable de La Fontaine. Si les trois quarts disparaissaient, on ne verrait aucune différence au niveau de la production, sinon un abaissement drastique des faux frais de la machine capitaliste. Au mieux, ils sont les sous-officiers de la classe capitaliste et ne peuvent vivre qu’en se berçant d’illusions. Une minorité se rend assez vite qu’il n’est pas très satisfaisant « d’occuper son intelligence à des conneries » (professeur Shadoko) et mettent en cause ces « bullshit jobs ». On en retrouve certains bûcherons, éleveurs chèvres, artisans. Ceux-là sont sur la voie du salut ! Juste au-dessus on trouve les officiers de la classe capitalistes, ceux qui peuplent les cabinets ministériels, la haute administration, contrôlent les médias ou « managent » les partis politiques de gouvernement. L’équipe des « bébés Strauss-Kahn » qui constitue la colonne vertébrale du macronisme en est un bon exemple. Comme en sont aussi les journalistes vedettes de la presse écrite, mais surtout audiovisuelle. Hors classe : les artistes à la mode, qui doivent se montrer partout où il y a la moindre caméra et sont recyclés dans la leçon de morale à destination des pauvres qui doivent moralement accepter de devenir encore plus pauvre. Au bord de la piscine de leur luxueuse villa, ils demandent aux gens de cesser de manger de la viande ou de rouler au gazole.

En regardant les choses avec un point de vue un peu décentré, toute cette classe moyenne parasitaire ressemble fort à feu la nomenklatura soviétique. Comme elle, elle ne tient sa place ni de son savoir ni de son travail, mais uniquement du bon vouloir de la machine de pouvoir tant public que privé. La seule différence est qu’il n’y a pas de camps (c’est important) pour assurer la fluidification sociale. Tous ou presque ont des parachutes plus ou moins dorés. Il fait faire une place à part ici à la haute fonction publique française et spécialement à l’inspection des finances et quelques autres grands corps de l’État. Lauréats d’un concours où la discipline majeure s’appelle conformisme, ils occupent les positions centrales de l’État. Conseillers des princes, ils dictent en réalité les grandes orientations des présidents et ministres, quelles que soient leurs couleurs politiques affichées. Naviguant en toute sérénité entre public et privé, entre les banques d’affaires et les finances de l’État, leur carrière est garantie : risque zéro et belles promotions toujours possibles.

Mais cela ne peut pas durer. Les places deviennent de plus en plus chères, la concurrence est féroce et ils commencent à se battre entre eux à coups de #metoo. Pour leurs enfants — car il leur arrive d’avoir des enfants (ou d’en acheter) — la situation sera beaucoup moins drôle et des privilèges qu’on ne peut pas léguer perdent une bonne partie de leur valeur. Cette classe moyenne supérieure pourrait tenter comme l’ex-nomenklatura soviétique, de s’approprier des lambeaux des propriétés de l’État et devenir directement membre de la classe capitaliste, comme le sont les oligarques russes ou chinois. Mais là encore, il n’y en aura pas pour tout le monde.

La bureaucratisation du monde

La place qu’ont prise les classes intellectuelles mériterait d’être resituée dans un mouvement plus général analysé dès la fin des années 1930 par le trotskiste italien Bruno Rizzi dans son livre intitulé La bureaucratisation du monde. Rizzi voyait dans le système soviétique stalinien, le nazisme et le fascisme et enfin le new Deal de Roosevelt trois développements convergents du mode de production capitaliste à notre époque, ce qu’il nomma justement « bureaucratisation du monde ». La thèse de Rizzi s’inscrit dans un débat qui porte sur la nature de l’URSS, débat qui oppose Trotski et Yvan Crépeau, le premier tenant l’URSS pour un État ouvrier dégénéré et le second pour un collectivisme bureaucratique. Cependant se poursuivra dans les mêmes termes opposant Trotski à deux membres du SWP (parti socialiste des travailleurs, trotskiste), James Burnham et Max Shachtman. On trouve toutes les interventions de Trotski dans le recueil Défense du marxisme. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouvera cette discussion sur l’URSS principalement entre les trotskistes orthodoxes et ceux qui, derrière Cornelius Castoriadis, vont fonder Socialisme ou Barbarie. Si on résume schématiquement ce qui est en cause : pour les marxistes orthodoxes — et les trotskistes en font partie — les deux seules classes sociales aptes à dominer la société sont la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Il ne peut pas y avoir de « classe bureaucratique » comme le soutient Rizzi. Mais l’avantage de Rizzi tient à ce qu’il a une vue plus large. Concluant son analyse de l’URSS, il écrit sous la tête de chapitre « Le règne de la petite bourgeoise » : « C’est ainsi que nous le définissons, car ce phénomène est général et non seulement russe. En U.R.S.S. ce phénomène est surtout bureaucratique, parce qu’il est né de la bureaucratie ; mais dans les pays totalitaires, il se nourrit naturellement parmi les techniciens, les spécialistes, les fonctionnaires syndicaux du parti de toutes espèces et couleurs. Sa matière première est tirée de la grande armée de la bureaucratie étatique et paraétatique, des administrateurs des sociétés anonymes, de l’Armée, de ceux qui exercent une profession libre et de l’aristocratie ouvrière même. »

La place qu’a prise cette petite bourgeoisie bureaucratique dans le mode de production capitaliste découle de l’évolution même de ce mode de production, évolution que Marx avait déjà analysée sans pouvoir encore en tirer toutes les conclusions. Rappelons tout de même ce que Marx nous a appris. La dynamique du mode de production capitaliste conduit à la concentration et à la centralisation du capital. Des firmes gigantesques prennent progressivement la place des petites entreprises capitalistes. Dans ces firmes, le travail de direction du procès de travail n’est plus effectué par le capitaliste, mais par des fonctionnaires du capital, des cadres et des manageurs, formellement salariés et licenciables, bien que leur participation à la distribution de la plus-value soit assez notable. Autrement dit, et c’est le premier point, l’expropriation des capitalistes se fait chaque jour par la logique même de l’accumulation du capital.

En second lieu, la socialisation croissante du procès de production dont chaque partie dépend toujours plus d’une longue chaîne interne et externe à l’entreprise, suppose une croissance plus que proportionnelle de tâches de coordination et des processus de surveillance. Dans le même temps, cette production est de plus en plus dépendante de la maîtrise de techniques complexes, qui nécessitent des connaissances scientifiques sérieuses. Même si l’expression est douteuse, du point de vue même de l’analyse marxienne, la science devient ainsi comme « une force productive directe » ainsi que le dit Marx dans un passage très (trop) commenté des Grundrisse.

En troisième lieu, la propriété du capital elle-même devient une propriété sociale : le développement du crédit et des sociétés par actions, indispensables moyens de centralisation du capital et de production de capital fictif, laisse le capitaliste lui-même aux marges du système. Il existe effectivement de richissimes capitalistes qui contrôlent indirectement une part considérable de la richesse sociale, mais ils ne représentent en capital qu’une petite minorité face aux investisseurs institutionnels, aux banques, aux fonds de pension, aux fonds souverains, etc.

En quatrième lieu, la plateformisation de l’économie avec l’introduction des tout-puissants acteurs de « l’économie numérique, les GAFAM et leurs émules qui tendent à devenir un pseudo-marché et accaparent en tant qu’intermédiaires une part considérable de la plus-value qu’ils n’ont produite eux-mêmes à aucun titre. Avec quelques dizaines de milliers d’employés tout au plus, ces entreprises ont une capitalisation boursière bien supérieure aux mastodontes du commerce comme Wall Mart (1,2 millions d’employés) ou de l’industrie automobile. Cette capitalisation extravagante reflète simplement la capacité des GAFAM et tutti quanti à accaparer la plus-value produite dans les secteurs productifs de l’économie.

Enfin, au-dessus de cet édifice de plus en plus complexe du capital, les décisions stratégiques et d’organisations tendent à être remplies par les gros cabinets d’audit, BCG, KPMG, MacKinsey, Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Bain & Company, etc. Ces groupes emploient au total des centaines de milliers de personnes. PwC à lui seul employée 260000 personnes pour un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de dollars. KPMG a 270000 employés. Deloitte a 330000 employés. Les sept majors emploient plus d’un million de personnes. Chaque année, ils renouvellent un quart de leurs employés… qui se retrouvent dans les cadres dirigeants des entreprises auditées !

On voit ainsi que la bureaucratie capitaliste, cette bureaucratie invisible qui dénonce tous les matins comme un mantra la bureaucratie, n’a rien à envier à la bureaucratie soviétique. Sinon qu’aucun « idéal » ne vient entraver son cynisme et qu’elle n’a donc besoin ni de purges ni de féroces luttes idéologiques pour dominer. Max Weber avait clairement identifié la domination de la bourgeoisie comme « domination bureaucratique ». On devait continuer sur les traces de ce penseur éminent. On lira aussi avec profit Bureaucratie de David Groebber.

On pourrait donc donner crédit aux thèses de Bruno Rizzi. L’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle est bien l’histoire de la bureaucratisation du monde. La révolution prolétarienne a été battue par la managerial revolution, pour reprendre le titre du livre de James Burnham, publié en 1941, peu après sa rupture avec le trotskisme, un livre qui a inspiré le 1984 d’Orwell. Il faudrait maintenant ajouter deux thèses.

Premièrement, la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas cette classe débile que dépeignent les marxistes orthodoxes. Contrôlant des portions importantes de la machinerie du mode de production capitaliste, elle est consciente de sa valeur et réclame sa part du gâteau, sinon le gâteau tout entier (une tentation qui l’amène pousser le flirt avec les idées révolutionnaires).

Deuxièmement, une partie de cette petite-bourgeoisie a vu dans le mouvement ouvrier et les idéaux socialistes un moyen de conquérir le pouvoir pour son propre compte. Pour ce faire, elle a non seulement adopté les mots et les slogans du socialisme — ce fut le cas dans les pays ex-coloniaux, tous, presque sans exceptions, tombés du Charybde de la domination impérialiste dans le Scylla des tyranneaux autochtones qui le plus souvent n’ont fait que suivre les traces des anciens maîtres. Dans les pays capitalistes avancés, la petite bourgeoisie intellectuelle a fait sa jonction avec l’oligarchie du mouvement ouvrier, née des victoires mêmes du syndicalisme et des partis socialistes et que Robert Michells a si bien analysée.

Nous allons maintenant essayer de tester la validité de ces deux thèses en nous plaçant du point de vue de l’histoire du mouvement ouvrier traditionnel et en suivant corrélativement le destin de la partie radicalisée de la petite bourgeoisie.

Préhistoire de la promotion de la petite bourgeoisie : la naissance du Tiers-mondisme et l’encerclement des villes par les campagnes.

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, globalement, le marxisme avait une doctrine assez simple : c’est la classe ouvrière qui devait abattre le système capitaliste et le remplacer par une société nouvelle, fondée sur la maîtrise collective des grands moyens de production et d’échange et ouvrant une longue période qui mènerait au communisme. Et la classe ouvrière ne pouvait accomplir cette tâche historique qu’en prenant appui sur le point le plus élevé du développement du mode de production capitaliste. Marx et Engels pensaient que les États-Unis, l’Angleterre et sans doute les Pays-Bas étaient les pays les plus murs pour le socialisme, parce qu’ils étaient économiquement développés et que les habitudes démocratiques permettaient même d’envisager un passage pacifique au socialisme. À la fin XIXe siècle et au début du XXe, le centre de gravité du mouvement ouvrier s’était déplacé vers l’Allemagne en raison du développement industriel de l’Allemagne et de la puissance du mouvement ouvrier organisé par la SPD, la social-démocratie allemande qui avait surmonté les lois antisocialistes de Bismarck et contrôlait syndicats, coopératives, et de nombreuses positions électorales.

Toute cette période fut génératrice de nombreuses illusions qui se fracassèrent en août 1914. Nous avons essayé ailleurs[1] de comprendre le destin du marxisme et notamment les raisons de l’effondrement des partis ouvriers face à la guerre qu’ils s’étaient juré de refuser et d’empêcher par la grève générale — la résolution proposée par Jaurès avait été adoptée à l’unanimité par le congrès de Bâle en 1912. Il suffit pour notre propos que cette période et les événements tragiques qui la marquèrent ont provoqué dans l’histoire du mouvement ouvrier et dans l’histoire du marxisme un tournant qui était tout autre que celui théorisé par Lénine, Trotski et les « internationalistes ». En effet, c’est dès 1914 qu’apparaît une idée qui va faire son chemin : la classe ouvrière des pays capitalistes avancés n’est plus vraiment une classe révolutionnaire. Elle est dominée par une « aristocratie ouvrière » payée par les surprofits impérialistes et par là devenue un soutien de sa propre bourgeoisie impérialiste. On peut trouver les origines de cette idée d’aristocratie ouvrière chez Marx et Engels lorsqu’ils discutent de la situation en Angleterre. Ils constatent que la bourgeoisie britannique a cédé à un certain nombre de revendications sociales pour mieux stabiliser la situation et permettre un nouveau développement du capitalisme. Pour autant, ils n’en tiraient aucune conclusion concernant les perspectives historiques.

Avec la guerre et le ralliement à l’union sacrée des principaux partis de l’Internationale, les choses vont commencer à changer. Va apparaître la caractérisation des vieux partis ouvriers comme « partis ouvriers -bourgeois », ouvriers par la composition sociale, mais ralliés à l’ordre bourgeois par la direction. Cette caractérisation entraîne des conséquences politiques stratégiques : à la fondation de l’Internationale communiste, il s’agit non d’unir le mouvement ouvrier sur une nouvelle base, mais d’abord d’organiser des ruptures. Il s’est agi non seulement de rompre avec les « sociaux chauvins » qui avaient voté les crédits de guerre, mais aussi avec les pacifistes qui avaient combattu la guerre, mais se refusaient à suivre en toutes choses les bolcheviks. En France, la fondation du PCF a été l’occasion d’une opération assez odieuse qui avait comme cible Jean Longuet, le petit-fils de Marx. Longuet avait l’animateur de la tendance de la SFIO qui allait devenir majoritaire en faveur de la nouvelle internationale. Mais il refusait les « 21 conditions ». Il fut qualifié comme « agent déterminé de l’influence bourgeoise sur le prolétariat » dans un télégramme envoyé par Zinoviev aux congressistes. Ce sectarisme des dirigeants de l’Internationale communiste va se retrouver en Allemagne, où l’immense majorité des ouvriers favorables à la révolution communiste se retrouve dans le parti socialiste indépendant (USPD) et dans le « réseau des hommes de confiance », qui, au fond, sont très représentatifs de cette « aristocratie ouvrière », composée d’ouvriers qualifiés, instruits et syndiqués et pas du tout des couches inférieures du prolétariat.

Mais en 1920, face au blocus économique et à l’encerclement militaire d’un pays qui sortait difficilement de la guerre civile, les bolcheviks se sont mis à la recherche d’un substitut au prolétariat occidental défaillant et ils le trouvèrent dans les « peuples d’Orient ». Le premier « congrès des peuples d’Orient » se tient à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan en septembre 1920. Ce congrès « apolitique » selon les dirigeants russes qui l’organisent est surtout composé d’un côté de militants communistes, de communistes musulmans et de l’autre de groupes musulmans nationalistes qui n’avaient absolument aucune envie de soutenir les communistes. L’Internationale communiste tenta de se présenter comme l’organisation capable de défendre l’islam contre les colonialistes européens. Dans ce congrès où une majorité de délégués était de confession musulmane (principalement des musulmans des républiques autrefois intégrées à l’empire tsariste), on entendit des appels au « djihad » et à la « guerre sainte ». Les dirigeants communistes pensaient que cette guerre sainte se transformerait presque naturellement en guerre révolutionnaire contre l’impérialisme. Ce fut une tragique méprise. Bientôt, les « alliés » djihadistes se muèrent en féroces chasseurs de rouges. En Chine, les choses allèrent un peu différemment. Le parti communiste soutint d’abord le Kuo-Min-Tang (KMT) de Tchang Kai-chek, chargé d’accomplir la révolution démocratique bourgeoise, condition préalable à la révolution prolétarienne. Mais en avril 1927, la prétendue bourgeoisie nationale se retourna contre les ouvriers de Shanghai qui avaient victorieusement chassé les seigneurs de guerre locaux. La répression fut féroce : Tchang, soutenu par les propriétaires fonciers qui voyaient d’un mauvais œil les revendications de réforme agraire, procéda à des massacres massifs et des arrestations de militants, principalement communistes. On lira avec profit sur cette question La tragédie de la révolution chinoise d’Harold Isaacs. Après cette épouvantable défaite, c’est Mao qui prit les rênes du parti et après la « longue marche » qui devait conduire les restes du PCC dans le Hunan commença « l’encerclement des villes par les campagnes ». Au prolétariat été substitué une paysannerie dirigée par les chefs issus de la petite bourgeoisie intellectuelle. Un gouvernement « soviétique » fut établi à Kiangsu. Peng Shu -tse raconte : « Après la défaite de la révolution en 1927, le Parti communiste chinois commença à organiser une police secrète. Son principal but était de protéger les cellules du parti de la destruction par les agents du Kuomintang. Ensuite, quand Mao Tsé-toung établit le “gouvernement de la Chine soviétique” à Kiangsu, cette organisation de police secrète fut installée là et devint la police secrète locale. Après que Mao et compagnie se furent repliés sur le Yenan, en 1935, ce système de police secrète continua à exister et à se développer avec la participation du GPU d’Union soviétique. Aussitôt que le gouvernement populaire fut établi à Pékin en 1949, le filet de la police secrète s’étendit immédiatement sur tout le pays, en même temps que l’organisation officielle de la sécurité publique. Des experts russes du GPU furent invités comme conseillers pour aider à établir les plans et à entraîner de nouveaux agents afin de compléter ce système de police de sécurité publique. »[2]

Dans les villes où le parti communiste restait très faible, sa première préoccupation fut de réprimer à l’avance toute possibilité d’un mouvement autonome de la classe ouvrière. La petite organisation trotskiste fut décimée et les plus chanceux de ses militants durent prendre le chemin de l’exil.

Le parti communiste maoïste put prendre le pouvoir non parce qu’il était un parti ouvrier, mais parce qu’il avait été le grand organisateur de la résistance aux envahisseurs japonais et parce qu’il disposait d’une force militaire appuyée sur la paysannerie pauvre. Mutatis mutandis, on peut pratiquement dire la même chose du parti communiste vietnamien. La force de Ho Chi Minh et Giap fut de s’appuyer non pas sur une classe ouvrière à peu près inexistante, mais sur une insurrection populaire patriotique. Il existait à Saïgon un embryon de mouvement communiste révolutionnaire victime de la répression du colonisateur français. C’est ainsi qu’en 1939 furent arrêtés et déportés les députés trotskistes Tha-Thu-Tau et Tran-Van-Trach, élus triomphalement avec 80 % des voix (au collège indigène) contre 15 % au gouvernement !  Incarcéré à Poulo Condore pendant la guerre, Tha-Thu-Tau est assassiné en 1945 par les staliniens. Comme en Chine, l’ennemi, c’est le mouvement ouvrier !

Le cas cambodgien mériterait encore une analyse spécifique. Entre deux et trois millions de morts selon les sources, en gros un tiers de la population : tel est le bilan généralement retenu des massacres de masse perpétrés par l’Angkar, l’organisation des Khmers Rouges. Bien qu’à l’origine ce groupe soit très proche du maoïsme (qui l’a soutenu jusqu’au bout, suivi en cela d’ailleurs par les États-Unis…), la phobie de la ville et de tout ce qui peut ressembler à la culture le distingue radicalement des diverses variantes du « communisme du XXe siècle ». En vidant Phnom Pen en une nuit (17 au 18 avril 1975), en organisant la chasse à tout ce qui paraît intellectuel (le port des lunettes est un signe distinctif), les massacres de masse des Khmers Rouges préfigurent le génocide au Rwanda perpétrés par une partie des Hutus contre les Tutsis et les Hutus opposés au génocide. On s’étonne encore de l’extraordinaire mansuétude dont les Khmers Rouges ont bénéficié dans une partie de la gauche et de l’extrême gauche occidentales, y compris la très médiatique et très branchée LCR d’Alain Krivine, le mentor du gentil Besancenot.

Quoiqu’il en soit, l’Angkar, qui semble tout droit sorti de l’imagination d’Orwell dans 1984 est sans doute le seul parti de ce siècle riche en monstres qui se soit donné l’objectif de détruire la civilisation urbaine et du même coup la classe ouvrière qui y est attachée. Remarquons également pour rafraîchir les mémoires, que ce sont les armées vietnamiennes qui ont libéré le Cambodge de la terreur Khmer rouge (1979) et pendant plusieurs années, les Khmers rouges chassés de Phnom Pen mèneront une guérilla soutenue par la Thaïlande (qui les abrite généreusement), la Chine et les USA.[3]

Trotski considérait la petite bourgeoisie comme une classe informe, incapable d’initiative et de sérieux dans la lutte des classes. Toute cette histoire nous montre l’inverse : la petite bourgeoisie intellectuelle est capable de s’organiser, de prendre les oripeaux nécessaires pour s’assurer le soutien du peuple et d’établir des régimes assez féroces capables de durer — la Corée du Nord en est un exemple bien vivant.

C’est entre les deux guerres mondiales qu’est né le « tiers-mondisme », bien que l’expression fût un peu plus tardive. Ce tiers-mondisme consiste à défendre l’idée que les mouvements des peuples colonisés ou soumis à l’impérialisme peuvent remplacer le mouvement ouvrier moderne. Autrement dit, ce ne sont plus les rapports de classes qui sont déterminants, mais l’opposition entre dominantes et dominés, sachant que les dominés incluent de nombreuses couches sociales non directement exploitées, ainsi que des débris de toutes les classes. À la division de la société en classes se substitue la division du monde en « camps » dont la caractéristique est souvent purement idéologique et indépendante de toute réalité sociale. Ainsi l’Indonésie de Soekarno, à l’origine de mouvement des non-alignés est-elle passée dans l’autre camp quand une fraction du parti Soekarno s’empara du pouvoir, écarta le président et organisa un gigantesque massacre des communistes qui étaient très nombreux dans ce pays. Pourtant l’Indonésie de Suharto est tout autant que celle de Soekarno un pays « dominé » par l’impérialisme…

Les révolutionnaires anti-impérialistes

Le marxisme a servi de couverture idéologique à cette transformation doctrinale et à l’arrivée sur la scène politique de cette petite bourgeoisie radicalisée des pays capitalistes à développement retardataire (pour reprendre ici la formulation de Trotski). L’anti-impérialisme devient le nouveau drapeau de la révolution mondiale. Il rallie très vite une partie des couches intellectuelles des pays avancés, et ce d’autant plus facilement que celles-ci sont en pleine ascension sociale : l’explosion des emplois qualifiés (ingénieurs, cadres et techniciens) et de la masse des travailleurs en cols blancs que l’on commence à analyser comme une nouvelle classe ouvrière (Serge Mallet) avec, comme corollaire, une croissance rapide de la jeunesse étudiante, tout cela entraîne un bouleversement de la stratification sociale dans les pays les plus riches. Beaucoup d’étudiants sont en « ascension sociale » et témoignent de la « démocratisation des études supérieures ». Tous se rendent compte que les places ne sont ni assez nombreuses ni aussi intéressantes qu’ils l’avaient pensé. La « conscience malheureuse » des classes dominantes qui s’est toujours exprimée dans la jeunesse intellectuelle trouve une assise sociale beaucoup plus large.

Dans le même temps, les vieux partis ouvriers ne peuvent plus être vraiment attrayants. D’une part parce qu’ils se sont encroûtés et bureaucratisés — quoiqu’ils fournissent toujours des débouchés aux jeunes intellectuels désirant faire une carrière politique — et d’autre part parce qu’ils ne sont plus « dans le coup » face à une révolte juvénile qui s’est développée en même temps que la « société de consommation » et aspire d’abord à jouir de la prospérité en se débarrassant du carcan des mœurs « bourgeoises » traditionnelles.

L’appui aux mouvements des peuples colonisés ou semi-colonisés va cristalliser cette « conscience de classe » de la petite-bourgeoisie radicalisée dans les pays riches. La lutte contre la guerre d’Algérie en France et contre la guerre au Vietnam pour les Américains va mobiliser principalement les étudiants plus marginalement leurs professeurs, mais très peu la classe ouvrière. Non que les ouvriers soient favorables aux guerres coloniales, mais ils préfèrent se concentrer sur qu’ils peuvent saisir immédiatement, les revendications sociales, à une époque les classes dominantes des pays capitalistes cherchent encore à acheter la paix sociale par des larges concessions en matière salariale et en protection sociale. Les étudiants, eux, rejettent massivement la conscription et n’ont aucune envie de risquer leur vie pour défendre des privilèges coloniaux qui n’ont plus aucun sens au stade atteint à cette époque par le capitalisme. Il y a donc une certaine perception de leurs intérêts de classe spécifiques qui jettent les jeunes étudiants dans la « lutte anti-impérialiste ». Ils se sentent proches de ces couches petites-bourgeoises des pays pauvres qui montent à l’assaut pour leur propre émancipation.

Le camp des dominés, les « damnés de la terre », est vaste. Il englobe l’URSS et les pays satellites, la Chine, Cuba, et tous les régimes qui décident de s’appeler socialistes, « marxistes léninistes » ou se veulent des « démocraties populaires », ces appellations ne recouvrant pas d’autre contenu que le régime du parti communiste et la recherche de l’appui russe ou chinois, en armes et en conseillers militaires. L’Inde, la Syrie, l’Irak, le Soudan, la Lybie, la Tunisie, l’Algérie, le Congo (Brazzaville), le Sri-Lanka, la Guinée-Bissau, l’Angola et des dizaines d’autres pays rejoignirent à un moment ou à un autre le « camp socialiste ». Cette diversité et cette confusion se retrouvent dans les mouvements de jeunesse qui font irruption en Europe occidentale et aux États-Unis autour des années 68. Ce fut l’apogée des mouvements maoïstes, mais aussi de toutes les variétés du trotskisme, de l’anarchisme, du conseillisme, et de bien d’autres « ismes » qui globalement entraînèrent à un moment ou à un autre des dizaines de milliers de jeunes. L’exaltation et l’échauffement des esprits, convenablement manipulés par certains services secrets et diverses officines conduisirent des milliers de jeunes sur le chemin de la « lutte armée ». Che Guevara ayant proclamé la nécessité de créer « un, deux, trois Vietnam », les guérilléros du Quartier latin ou de Rome firent leur apparition. Action Directe, Rote Armee Fraktion, Brigate Rosse tentèrent d’imiter les deux mouvements armés qui demeuraient en Europe, l’ETA au Pays basque et l’IRA en Irlande, deux mouvements qui, du reste, n’avaient originellement aucun rapport avec le marxisme ni avec la révolution mondiale, puisque l’un et l’autre étaient purement nationalistes et bénéficiaient de soutiens dans l’Église catholique.

Quand on prend sur la tête des bombes lancées par les B52 américains ou quand les forêts sont défoliées à coups d’« agent orange », une des pires innovations de Monsanto, on a vite fait d’identifier le dominant, l’oppresseur, l’ennemi principal à abattre. Mais dans la France ou l’Allemagne de la fin des années 60, il est plus difficile de construire un mouvement de masse durable uniquement par l’identification à des combattants lointains. Il va falloir trouver autre chose.

Mai et les « nouvelles avant-gardes larges »

Mai 1968 : en France, il vaudrait mieux dire mai-juin 1968 puisque le mouvement dure jusqu’en juin et combine à la fois une révolte étudiante, typique de cette jeunesse en voie de radicalisation et une grève ouvrière imposante — la plus vaste et la plus longue grève générale qu’ait jamais connue la France. Ailleurs, ça commence avant mai : en Allemagne, c’est dès 1966 que le SDS dirigé par Rudi Dutschke organise les mouvements protestation contre les réformes universitaires ; en Italie, mai se prolonge à l’automne, etc. Ce qui fait l’unité apparente de tous ces mouvements, c’est le rôle clé joué par les étudiants et la jeunesse contestataire en général.

Ce mouvement est très composite. Mais comme l’université n’abrite encore qu’une très faible proportion d’ouvriers (sur ce plan, les choses n’ont pas beaucoup changé), il est aisé d’en déduire qu’il est essentiellement petit bourgeois, mais peut entraîner aussi des éléments de la grande bourgeoisie. Le maoïsme, en particulier, recrutait dans la bourgeoisie aisée. Cette composition sociale apparaît comme un handicap à surmonter : les maoïstes décident de « s’établir », c’est-à-dire de se faire embaucher en usine pour devenir des prolétaires révolutionnaires censés être dans la classe ouvrière comme des poissons dans l’eau. Les trotskistes, eux, se sont donné comme objectif d’organiser les ouvriers dans leur rang, avec des succès tout relatifs. Mais maoïstes et trotskistes partagent une référence marxiste commune — quoi qu’on en pense, par ailleurs — alors que beaucoup des groupes qui sont nés en 1968 se moquent de la classe ouvrière comme de leur première chemise. Le thème de la liberté des mœurs rassemble pas mal de monde. On se souviendra qu’un 22 mars 1968, à l’Université de Nanterre qui émergeait tout juste des bidonvilles, un certain Cohn-Bendit qui se réclamait de l’anarchisme lança un mouvement pour obtenir le droit pour les garçons de se rendre dans les cités universitaires des filles. La lutte sexuelle des jeunes de Wilhelm Reich était censée faire le pont entre la lutte contre la répression de la sexualité et la lutte contre l’exploitation capitaliste. Il y avait aussi un grand nombre de comités en tous genres qui prenaient pour cible l’école, assimilée à un « appareil idéologique d’État », selon la doctrine althussérienne. Les maoïstes se proposaient de transformer l’université en « base rouge », pendant que la Ligue communiste se proposait d’œuvrer pour une « université rouge ». Les revendications légitimes des étudiants — pour avoir des bourses, des cours moins chargés, etc. — étaient considérées avec mépris comme des revendications « corporatistes » et les divers groupuscules organisèrent le dépeçage de l’UNEF qui était sommée de se transformer en « mouvement politique de masse ». Dans les lycées, on se mobilisa contre les « lycées casernes » et la vieille discipline du lycée napoléonien s’évanouit très vite. Mais ce n’était pas suffisant. Les plus extravagants considéraient les professeurs comme des « flics ». La lutte pour l’instruction pour tous étant déclarée « bourgeoise », nos nouveaux gauchistes vont apporter un concours remarqué à la destruction de l’école. Ainsi Alain Geismar, secrétaire général du SNESup en 1968, passa-t-il à la « Gauche prolétarienne » qui s’adressait aux lycéens en ces termes : « ne dis plus “Bonjour Monsieur le professeur”, dis “Crève salope” ». Il devait sans doute gagner là les titres qui en feront un conseiller très écouté d’un des pires des ministres de l’éducation nationale, le sinistre Claude Allègre.

C’est aussi de l’immédiat après 1968 que datent les premiers « groupes femmes ». Les vieilles revendications féministes — égalité des droits, égalité des salaires, etc. — étaient progressivement remplacées par de nouvelles revendications dénonçant la « phallocentrisme ». C’est aussi de cette époque que dates les premières organisations homosexuelles et notamment, à tout seigneur tout honneur, le FHAR, front homosexuel d’action révolutionnaire fondé par l’ex-trotskiste Guy Hocquengheim, en compagnie de quelques autres comme René Scherer ou Daniel Guérin.

Sans vouloir faire un panorama exhaustif, les années 68-70 et les suivantes voient la montée des « mouvements autogestionnaires » qui viennent souvent du PSU et trouvent des relais puissants dans la CFDT, mais aussi des mouvements autonomistes, catalans, bretons, corses, alsaciens… mouvements souvent très anciens et longtemps marqués plutôt à l’extrême-droite et qui deviennent de nouveaux « secteurs d’intervention » de l’extrême gauche.

Le PCF, qui se sentait menacé par ce mouvement commença par résister sans nuances. Le 3 mai 1968, Georges Marchais, dans un éditorial de l’Humanité, s’en prend violemment aux « groupuscules » : « Non satisfaits de l’agitation qu’ils mènent dans les milieux étudiants — agitation qui va à l’encontre des intérêts de la masse des étudiants et favorise les provocations fascistes — voilà que ces pseudo-révolutionnaires émettent maintenant la prétention de donner des leçons au mouvement ouvrier. De plus en plus on les trouve aux portes des entreprises ou dans les centres de travailleurs immigrés distribuant tracts et autres matériels de propagande. […] Ces faux révolutionnaires doivent être énergiquement démasqués, car, objectivement, ils servent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. » Mais petit à petit le PCF va céder. Seuls les groupes trotskistes de l’OCI et de Lutte Ouvrière restent inébranlables et maintiennent leur ligne politique traditionnelle, refusant de se plier aux modes petites bourgeoises. Le soir des « barricades » du 10 mai 1968 au Quartier latin, l’OCI appelle les étudiants à quitter les barricades et à rentrer chez eux. « Nous ne ferons pas de jardinage au Quartier latin » s’écrie Stéphane Just, dirigeant de l’OCI… Isolés et qualifiés de sectes par les soixante-huitards, ces deux groupes continueront leur petit bonhomme de chemin, en marge de toutes les innovations de cette époque si riche en extravagances.

Ce tableau qui vaut pour la France pourrait sans mal être étendu à l’Italie — dans son roman fleuve L’amie prodigieuse, Elena Ferrante dresse une série de portraits de ces « gauchistes » italiens qui redeviendront bien vite de bons bourgeois, grâce à cet ascenseur social formidable que fut la « contestation étudiante ». L’essentiel est plutôt d’essayer d’en comprendre les racines sociales et de saisir l’essence de mouvement dans son rapport à la classe capitaliste et au mouvement ouvrier traditionnel.

Il est nécessaire de bien saisir ce qui est le fond de cette radicalisation des couches étudiantes et, au-delà, de toute une partie des couches intellectuelles. On peut y voir la conjonction de plusieurs tendances qui poussent dans des sens très différents même si elles semblent se conjuguer à un moment donné. Tout d’abord, la massification de l’enseignement secondaire et supérieur qui double d’une crainte que les débouchés ne correspondent pas vraiment aux attentes. Bizarrement la crainte d’un chômage potentiel joue un rôle non négligeable dans les mobilisations de 1968, alors que le taux de chômage restait très faible, se réduisant presque au chômage frictionnel. Les classes possédantes elles-mêmes craignaient la montée du chômage. « Si un jour on atteint les 500 000 chômeurs en France, ça sera la révolution », prédisait Georges Pompidou en 1967. Dix ans plus tard, quand Raymond Barre, « le meilleur économiste de France », est installé à Matignon, la barre du million est franchie. Cette crainte du chômage poussait incontestablement une fraction (assez minoritaire) de la jeunesse scolarisée à lier son sort à celui de la classe ouvrière.

D’un autre côté, la poussée des professions intellectuelles dans les entreprises (les fameux Ingénieurs, Cadres et Techniciens) transforme la condition de l’encadrement qui se sent souvent prolétarisé ou lie son sort à celui des cols bleus. C’est à cette époque que la CGT entreprend d’organiser spécifiquement ces ICT, conçus comme des secteurs du mouvement ouvrier. Ce sont ces couches qui ont joué un rôle central dans la « déconfession­nalisation » de la CFTC qui donnera la CFDT, une confédération qui apparaîtra vite comme la plus radicale et la plus combattive, sous la bannière de l’autogestion. Enfin ces ICT ont un parti, peu influent électoralement, mais disposant d’un certain prestige et de nombreuses ramifications, le PSU. Cette nouvelle couche de salariés intellectuels se heurte au « conservatisme » de la direction traditionnelle des entreprises. Ils veulent que « les choses changent » et se sentent aptes à exercer eux-mêmes le pouvoir sur le plan économique. L’apogée du CFDTisme et du PSU est atteint avec l’occupation de Lip. Fabrique prestigieuse de montres, LIP est mise en liquidation. Par réaction de défense, les ouvriers se mettent en grève et occupent l’usine sous la direction du charismatique Charles Piaget, militant du PSU et dirigeant local de la CFDT. Et pour permettre à la grève de durer, ils vont remettre en route la production, fabriquer des montres et les vendre. C’est l’autogestion qui se réalise d’abord comme arme de grève, arme pour défendre l’emploi, mais qui devient dans toutes les têtes un peu échauffées l’anticipation de ce qui doit sortir la société de la crise. Che Guevara proposait de « créer deux, trois, plusieurs Vietnam ». Avec Piaget, presque tous les mouvements d’extrême gauche rêvent de créer « deux, trois, plusieurs Lip ». Conjonction toute provisoire : les vieilles traditions anarchosyndicalistes fusionnent avec l’aspiration des nouvelles couches salariées à être reconnues à leur juste place qui ne peut être qu’à la direction du procès de production !

Ces transformations sociales, une partie de la classe dirigeante les appelle de ses vœux. Le capitalisme patrimonial d’hier est à l’agonie. Il faut une réforme de fond du mode de production capitaliste et les mouvements prétendument révolutionnaire vont y pousser, sans le savoir — Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. L’école n’est plus adaptée, il faut la révolutionner de fond en comble par la « participation » (loi Faure), pis sa « démocratisation » (collège unique avec Haby) et cette école doit de moins en moins s’embarrasser de cette poussiéreuse culture classique et s’ouvrir sur la vie… Les révolutionnaires qui veulent renverser « l’école bourgeoise » vont donc faire le travail dont le patronat récoltera les fruits. Une partie de ces « révolutionnaires » changera de camp. En 1970, Geismar incite les lycéens à dire à leurs professeurs « Crève, salope ». En 2000, son patron demandera que l’on « dégraisse le mammouth ». Remarquable continuité dans le changement, comme aurait VGE. Ce qui vaut pour l’école vaut aussi pour les entreprises. Quelques années après 68 apparaîtront les « cercles de qualité » et les méthodes toyotistes permettant d’associer les ouvriers à leur propre exploitation. La révolution dans la révolution est là : une révolution qui reste entièrement à l’intérieur du mode de production capitaliste.

Nous ne devons pas oublier non plus que ces mouvements révolutionnaires ou prétendus tels des années 1960-1970 exprimaient à leur façon la conscience malheureuse de la société bourgeoise. La critique d’une société qui bafouait aussi ouvertement les idéaux dont elle se réclamait trouvait vite un aliment dans la révolte traditionnelle de la jeunesse contre le vieux monde. Certes Pompidou et le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, pouvaient bien déployer tous leurs efforts pour éviter que la répression ne tourne au massacre : ils reconnaissaient dans ces étudiants les futurs cadres de la société bourgeoise. Et pourtant, ils ne pouvaient ignorer que cette révolte était aussi tout à fait sincère ; Georges Marchais devait payer cher son éditorial du 3 mai.

Il est courant aujourd’hui de voir le mouvement de mai 1968 condamné sans autre forme de procès. Mais on ne doit pas tout rejeter en bloc. Dans la confusion de mai 1968, il y avait aussi des espérances (un peu folles), une volonté d’une vie meilleure et une forte charge d’idéalisme dans la jeunesse et pas seulement, qui mérite qu’on la considère comme quelque chose d’éminemment positif. On saurait réduire le mouvement à ses formes les plus aberrantes, aux extravagances maoïstes ou aux tendances décomposées de l’anarchisme. Il n’y a aucune raison de laisser à Cohn-Bendit le monopole d’un mouvement où n’a joué qu’un rôle très secondaire.

Après mai, le grand retournement

Mai 1968 intervient presque au terme des fameuses « trente glorieuses ». En 1971, le 15 août, le président américain Richard Nixon siffle la fin de la récréation en annonçant la fin du système international de Bretton Wood. Le dollar qui n’est plus « as good as gold » devient une monnaie sans contrepartie et une nouvelle phase du mode de production capitaliste s’ouvre. En 1972, le rapport Meadows annonce que la croissance infinie dans un monde fini est une pure absurdité et qu’il faudra se préparer à atterrir. Le chaos dans les relations économiques internationales qui suit la déclaration Nixon va bientôt rencontrer un nouvel événement qui rebat toutes les cartes : les pays producteurs de pétrole, dont une grande partie est engagée dans le conflit avec Israël, décident une augmentation massive du brut, laquelle, formellement, apparaîtra comme le choc à partir duquel va s’engager une offensive générale du capital contre le travail connu sous le nom de néolibéralisme ou de thatchérisme ou encore de reaganomics aux États-Unis. L’alliance plus ou moins tacite entre les couches petites-bourgeoises et le mouvement ouvrier va se défaire. En France, la date essentielle est 1983 avec le « tournant de la rigueur » et l’entreprise de liquidation de la classe ouvrière menée par Fabius contre la sidérurgie. Les porte-parole du gauchisme d’hier changent de camp. Roland Castro, ancien de VLR devient mitterrandolâtre. Geismar finira bras droit d’Allègre. Romain Goupil et André Gluckmann tentent de lancer en France le néoconservatisme sur le modèle américain.

On devrait intégrer ici une histoire spécifique de l’évolution du Parti socialiste, ancien parti des couches supérieures de la classe ouvrière, travailleurs indépendants et du corps enseignant, devenu le parti des classes moyennes supérieures instruites et grand organisateur de la « modernisation » du pays, c’est-à-dire de la destruction de la classe ouvrière organisée et même de la classe ouvrière tout court.[4] Mais le PS est plus une expression de ce mouvement que le véritable organisateur. En réalité, il faut rapporter ce qui s’est passé dans la « superstructure » politique aux mouvements sociaux de fond. Le capital investi directement dans la production commence à devenir minoritaire dans les pays capitalistes développés d’Europe et des États-Unis ; la production commence sa grande migration vers le sud-est asiatique, l’Inde et les autres pays « émergents ». Un capitalisme largement parasitaire commence son ascension. Il s’impose sur les marchés financiers avec la déréglementation mise en place à la fin des années 1970-90 (et le triomphe des reaganomics). Commencent à pulluler les entreprises de service, de conseil, de « consulting ». Dans le même temps l’informatique fait des progrès considérables, non seulement dans la production elle-même, mais aussi et surtout dans le traitement de l’information et le contrôle de tous les processus d’échange dans les entreprises, entre les entreprises et dans toute la société. Dans bien des secteurs, la classe ouvrière devient méconnaissable… et ne se reconnaît plus elle-même. La massification de l’enseignement est absorbée par une masse de professions semi-intellectuelles, de cols blancs en tous genres. Les différences de classes semblent se diluer et, du même coup, les destins collectifs s’estompent au profit des destins individuels. Chacun est invité à devenir l’entrepreneur de sa propre vie. L’idéologie de la petite-bourgeoisie traditionnelle, combinée avec quelques bonnes doses de libertarianisme soixante-huitard semble occuper tout l’espace. Avant, ils avaient des tee-shirt à l’effigie de Che Guevara et maintenant c’est Steve Jobs qui devient leur idole.

La petite-bourgeoisie traditionnelle est à l’agonie. Elle est supplantée par cette nouvelle petite-bourgeoisie de « cols blancs », bien plus large que la petite-bourgeoisie intellectuelle traditionnelle, bien plus composite, mais dont l’existence et l’avenir sont entièrement liés au développement des processus de la mondialisation du capital.

Le poisson pourrit par la tête

Le féminisme 2.0 des Caroline De Haas et tutti quanti, l’antiracisme raciste de Rokhaya Diallo et des « indigènes de la République », toute cette gadoue dans laquelle se roulent des petits-bourgeois en goguettes est l’héritière directe du « gauchisme décomposé » post-soixante-huitard et de la montée en puissance de cette nouvelle petite-bourgeoisie liée à la mondialisation. C’est un phénomène social et les meilleurs discours contre « l’idéologie woke », les plus convaincantes défenses de l’universalisme ne peuvent pas grand-chose contre un phénomène social.

Il y a, certes, une dimension proprement idéologique qu’on ne peut négliger. Les intellectuels en vue des années 1970 ont façonné les armes idéologiques de destruction massive qui se déploient aujourd’hui. La « French theory », comme l’appelle outre-Atlantique a été redoutablement efficace et s’est mieux exportée de nos produits manufacturés. Le point commun de tous les « déconstructeurs » et de tous les post-modernes peut se résumer à un mot d’ordre : en finir avec Marx. Non pas en finir en lui opposant des défenseurs du libéralisme et du marché capitaliste : Aron contre Sartre, c’était déjà un autre monde. Mais en finir en substituant au « marxisme »[5] de nouvelles « théories subversives » adaptées au goût de la nouvelle petite-bourgeoisie et qui auront l’avantage d’aider à la défaite du « vieux mouvement ouvrier ». Le mouvement ouvrier et ses prolongements politiques socialistes et communistes s’est fondé sur la question contre l’exploitation capitaliste, la conquête de droits sociaux (limitation de la journée de travail, interdiction du travail des enfants, protection sociale, etc.) que l’on pouvait voir comme autant d’étapes vers une société nouvelle, socialiste puis communiste. À cette lutte contre l’exploitation, on va substituer la dénonciation des dominations. À partir de là, le caractère central du conflit de classes, comme conflit ordonnateur des luttes politiques et idéologiques, va pouvoir être mis en cause. Non que le concept de domination n’ait aucune valeur, bien au contraire : Max Weber en a fait une usage fort intéressant et, pour une part, l’école de Francfort s’est engouffrée dans la voie ouverte par Weber. Mais aucun de nos nouveaux théoriciens de la domination n’a l’envergure d’un Weber, d’un Adorno ou d’un Marcuse. Toutes les blessures narcissiques individuelles que rencontre le petit bourgeois dans une société où tous ne peuvent pas devenir des grands bourgeois devient domination. Du reste on voit que le concept de domination est, la plupart du temps, associé à celui de discrimination : toute discrimination devient domination.

Ainsi la « domination masculine » pour reprendre le titre de l’ouvrage éponyme de Pierre Bourdieu devient-elle une question centrale. Les « vieux marxistes » n’avaient jamais escamoté la question des droits des femmes et ils avaient introduit cette question comme l’un des axes de cette nouvelle société pour laquelle ils luttaient. Avec Le socialisme et la femme (1891), August Bebel, ouvrier socialiste, avait fait entrer le féminisme dans le socialisme ! Dans le même temps, le féminisme bourgeois avait commencé se développer, manifestant souvent une grande méfiance et même une grande hostilité à l’encontre du mouvement ouvrier. Pour la tradition socialiste et communiste, l’oppression des femmes est intrinsèquement liée à la domination de classe — Engels a développé cette question dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État. À la rigueur, on peut s’intéresser à la famille patriarcale, forme très répandue de famille, surtout dans les classes sociales dominantes et dans les pays encore semi-féodaux. Le patriarcat a deux inconvénients : le premier est qu’il est en voie de disparition dans tous les pays capitalistes avancés, concomitamment à la dissolution de la famille ; le deuxième est que ses formes les plus brutales et les plus inégalitaires se trouvent majoritairement dans les pays musulmans et comme l’islam est « la religion des opprimés », on fera silence sur cette question. Il vaut mieux parler de domination masculine en général, comme si l’ouvrier mâle dominait sa patronne. On mettra ainsi Mme Lagarde, Mme Von der Layen, Mme Merkel et pas mal d’autres au rang des victimes de la domination masculine. Qu’il y ait des discriminations homme/femme, c’est un fait, en voie de disparition, mais c’est tout autre chose qu’une domination… Bref, la domination masculine ne vise pas mettre en question un fait social, mais les hommes en général, dès lors qu’ils ne sont ni blancs, ni musulmans, puisque les hommes non-blancs ou musulmans sont des opprimés du colonialisme (blanc).

La question des « racisés » est tout aussi extravagante. Il s’agit là encore d’éliminer les questions sociales et de remettre en selle, sous prétexte d’antiracisme, le vieux cheval fourbu de la race dont on croyait, un peu naïvement, il est vrai, s’être débarrassé. Que le racisme soit au monde une des choses les mieux partagées n’intéresse nullement nos nouveaux sociologues. Ce qui importe, c’est de montrer que les « racisés » ont été de tous temps les victimes des « blancs », que les blancs ont inventé l’esclavage, et l’ont maintenu. Indifférent à l’histoire, le « décolonialisme » est une posture militante, ouvertement dirigée contre la majorité de la population et principalement contre les « pauvres blancs » qui sont les vrais ennemis de ces nouvelles formes de radicalité.

Un troisième groupe est constitué des mouvements « trans »[6]. Toutes ces théories débiles viennent en ligne droite de la « déconstruction », de ce droit de dire tout et n’importe quoi que se sont arrogé les théoriciens postmodernes, de l’indifférence à la vérité qu’ils ont prônée avec leur nietzschéisme de bazar. On reconnaîtra le rôle de Michel Foucault, cette « imposture » comme le montre bien Mandosio[7], Foucault dont on n’a pas oublié le soutien appuyé à Khomeiny, tout en étant le principal inspirateur de Judith Butler. Deleuze et Guattari avec L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux ont tout à la fois anticipé les développements du capitalisme actuel et jeté les bases théoriques de tous les délires « trans ». Tous ces penseurs ont occupé d’importantes positions de pouvoir dans l’institution universitaire française, ont enseigné dans les grandes universités américaines, ont été courtisés par les médias audiovisuels et continuent de bénéficier d’une large reconnaissance publique et académique. Ce consensus suspect s’explique parfaitement. S’ils peuvent apparaître comme des auteurs subversifs aux yeux des conservateurs encore liés à la France d’avant-hier, ils sont pour les dirigeants sérieux du capital des auteurs précieux en ce qu’ils donnent des arguments pour permettre la liquidation de toutes les entraves à l’accumulation illimitée du capital que peuvent constituer des vieilleries comme la famille, l’attachement au pays, tout ce qui empêche la transformation des humains en une plèbe d’individus interchangeables, désaffiliés, consommateurs malléables à merci. Une pensée située originairement plutôt à l’extrême gauche se trouve en adéquation parfaite avec les besoins du capital aujourd’hui. Le nouveau gauchisme n’est rien d’autre que l’extrême gauche du capital, une de ses ailes marchantes.

Il a fallu trouver des relais. C’est ici que la place croissante des médias audiovisuels et internautiques va décupler l’influence des « intellectuels ». La destruction de l’Université, entamée par la loi Faure a ouvert un boulevard à toutes ces nouvelles idéologies. Dany-Robert Dufour dans son livre autobiographique nous donne de bonnes indications au sujet de ces processus.[8] Les médias, formés par ces professeurs, ou impressionnés par leurs titres et séduits par leurs idées au moment où l’impertinence devenait la règle impérative se sont fait les relais de cette idéologie. Des stations de radio comme France-Culture ont été progressivement colonisées par les « décoloniaux », les amis des Frères musulmans et toutes les variétés d’extravagants possibles.[9] Libé, l’Obs et le Monde sont les organes attitrés de ces milieux. Il serait d’ailleurs intéressant de suivre le parcours de Libé depuis sa fondation, c’est-à-dire depuis ses origines « mao-spontes » jusqu’à son tournant pro-PS en 1981 et, à travers ses divers propriétaires jusqu’au journal d’aujourd’hui : c’est un indicateur fiable des états d’âme de la petite bourgeoisie intellectuelle. Des partis ont aussi relayé tout cela : la transformation de la Ligue communiste en NPA a été l’achèvement d’un processus commencé aux lendemains de mai 1968 et qui a été le processus de la rupture avec ses origines communistes et se réclamant de la révolution prolétarienne. Le PCF, victime de sa perte d’influence a cherché à se raccrocher aux branches. C’est que les intellectuels après avoir progressivement conquis le parti ont modifié sensiblement sa nature et l’ont fait glisser vers le « sociétalisme ». Ce sont des membres du PCF qui ont mis sur pied le « Parti des Indigènes de la République », un des pires groupes racistes… Pour ne rien dire du PCF parisien, entièrement aux mains de la maire de Paris et totalement « bobo-isé ».

Enfin, il faut des hommes de troupe. Une part considérable des étudiants est vouée aux petits boulots. L’accès aux postes bien payés et donnant du pouvoir est de plus en plus difficile et les promoteurs de la numérisation du monde vont bientôt s’en retrouver les premières victimes. Voilà qui ne peut qu’exacerber les frustrations et il est bien plus facile. Il suffit d’écouter les revendications. Elles se résument toutes à « je veux la place » ! Pas question de lutter pour en finir le capitalisme. Il s’agit qu’il y ait des femmes PDG, des Noirs capitalistes, etc. Ce qui existe déjà ! On peut penser que l’aspiration à ne pas être discriminé, à pouvoir accéder aux bonnes places est légitime et il existe encore beaucoup d’entreprises où un nom arabe ou le fait d’être une femme est handicap pour l’embauche et il faut effectivement lutter contre ces discriminations — ce qui largement engagé et, surtout dans les très grosses entreprises la discrimination « positive » commence même à s’appliquer. Face à une femme noire ou musulmane, « Jojo le Gilet jaune » n’a aucune chance !

Outre la frustration, le refus de l’étude et de l’effort constitue un mobile pour adhérer à ces nouvelles idéologies. La dénonciation des études et des auteurs classiques est une revendication de paresseux qui refusent de faire l’effort de la nécessaire prise de recul et de mise entre parenthèses de ses propres préjugés. L’enseignement de l’ignorance mis en œuvre à l’école depuis 1968 a fini par porter ses fruits : l’école est sommée de se faire l’écho des préjugés de chaque sous-groupe, de chaque sous-communauté et évidemment avec un tel bagage intellectuel on ne va pas très loin. Si la physique est une physique « blanche » et si la biologie est androcentrée, inutile de se fatiguer !

D’autres facteurs strictement politiques interviennent. Les « entrepreneurs identitaires » sont fort actifs, disposent de moyens financiers importants (le Qatar et la Turquie sont très engagement dans l’infiltration des milieux des jeunes étudiants ou chômeurs). La bêtise ou la corruption d’un certain nombre de politiciens jouent leur rôle. Mais le plus important est que la disparition de tout projet politique sérieux, visant donner un espoir collectif conduit les individus à se replier sur leurs perspectives personnelles et à chercher les moyens de surmonter leurs frustrations.

Voici quelques-uns des facteurs qui expliquent qu’une large frange des nouvelles classes moyennes instruites — on ferait mieux de dire demi-instruites — jouent une partition spécifique dans le contexte actuel du mode de production capitaliste mondialisé. On voit assez clairement la continuité d’une tendance présente, non pas dans toutes les classes moyennes, mais dans la frange la plus « intellectuelle » de ces classes moyennes, cette « petite bourgeoisie radicalisée » comme le disaient les textes de la Ligue communiste d’après mai 1968.

Pour un bloc des gens ordinaires

Les perspectives ouvertes ne sont pas claires du tout. La petite bourgeoisie radicalisée joue un rôle politique important, mais elle reste subordonnée à la fraction dominante de la classe capitaliste transnationale qui contrôle les moyens de production grâce à la centralisation du capital qui s’est développée dans les dernières décennies. En outre, ce qui est vrai des pays occidentaux ne l’est pas du monde entier. Ni en Chine ni dans les pays d’Europe de l’Est, ni en Russie ni dans la plupart des autres pays émergents ne parviennent à se cristalliser des mouvements sociétaux et communautaristes de grande ampleur. Enfin, des réactions commencent à se faire jour contre l’accumulation d’extravagances des « woke ».

Le mouvement important des dernières années a été, en France, le mouvement des gilets jaunes, très mal vus des petits bourgeois radicalisés prompts à le caractériser comme « fasciste ». Ceux que Christophe Guilly appelle les « gens ordinaires » ont commencé de faire sécession aussi bien avec les classes dominantes qu’avec les couches intellectuelles petites-bourgeoises. On trouve des mouvements assez semblables dans d’autres pays. Ainsi Boris Johnson a réussi, contre l’opinion d’une bonne partie de l’establishment britannique, à mener sa bien sa campagne pour la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne et a entraîné derrière lui les bastions travaillistes (« red wall ») en proposant une politique plutôt keynésienne dans toute une série de domaines. Il faudrait suivre aussi ce qui se passe en Pologne et en Hongrie, où les partis au pouvoir s’ils sont très mal vus des médias occidentaux gardent une importante assise populaire totalement imperméable aux thèses en vogue chez nous. Évidemment, ni Boris Johnson, ni Orban, ni le PIS polonais n’offrent de réelles perspectives. Ils sont des pays liés au capital et en défendent en dernière analyse les intérêts. Cependant, ils ont su donner des réponses aux questions réelles que se posent les couches populaires, alors que partout la gauche s’est détournée d’elles pour flatter le libéralisme-libertaire et les courants islamistes. Les appels à reconstruire la gauche resteront vains, tout aussi longtemps en tout cas que la gauche sera représentée par les Verts — en Allemagne les Verts reçoivent maintenant un large soutien de certains secteurs capitalistes — des socialistes qui n’ont plus de socialiste que le nom — et encore puis le secrétaire général du PS proposait honnêtement d’abandonner le terme « socialiste » et de rebaptiser le parti — ou la gauche de gauche entièrement phagocytée par ces courants, qu’il s’agisse du NPA ou de la France Insoumise.

Plutôt que s’aligner sur les bruyants, mais finalement minoritaires petits bourgeois intellectuels (ceux qu’Emmanuel Todd nomme avec une grande justesse les « crétins diplômés »), il faudrait trouver les voies et les moyens de constituer un « bloc des gens ordinaires », une alliance politique des ouvriers et employés et des travailleurs indépendants. Une telle alliance représente la grande majorité de la population. Le programme de ce bloc ne peut pas être « socialiste » au sens strict, mais une « république sociale » laissant une grande place au marché, mais avec un État stratège et un protectionniste bien ajusté pourrait constituer une perspective attrayante et réaliste.

Le 2 mai 2021 — Denis Collin

Denis Collin est philosophe et animateur, avec Jacques Cotta, du blog « La Sociale ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie et d’essais politiques. Parmi ses dernières parutions, Après la gauche (éditions « Perspectives libres », 2018), Friedrich Engels, philosophe et savant (Bréal, 2020), Éloge de la dialectique (Bréal, 2021).  Voir son blog personnel : https://denis-collin.blogspot.com.

[1] Voir D. Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009

[2] Peng Shu-tse et Peng Pi-lan, The Chinese revolution, cahiers publiés par le « Socialist Workers Party » des USA.

[3][3] Je reprends ici certains passages de mon livre Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009.

[4] Voir Denis Collin & Jacques Cotta, L’illusion plurielle, JC Lattès 2001.

[5] Ce mot est si problématique et si polysémique qu’on hésite à l’employer.

[6] Je ne développe pas ce point. Je renvoie à ma contribution à l’ouvrage collectif La transmutation posthumaniste, éditions QS ?, « Transgenre : un posthumanisme à la portée de toutes les bourses »

[7] Voir J. — M. Mandosio, Longévité d’une imposture — Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2010.

[8] Dufour, D.-R., Fils d’anar et philosophe. Entretiens avec Thibault Isabel., éditions R&N

[9] Tous ceux, par exemple, qu’épingle Braunstein dans son livre La philosophie devenue folle.

Manifeste de la revue Socialisme pour les temps nouveaux

À croire le bruit de fond de la société contemporaine, la lutte des classes et l’émancipation des travailleurs seraient à remiser dans les fameuses « poubelles de l’histoire ». On concède, du bout des lèvres, que demeurent des oppositions de classes, mais le sujet du XXIe siècle n’est plus le prolétariat, remplacé désormais par toutes les « sections » des victimes des « oppressions » de genre ou de la racialisation, sans oublier la souffrance des bêtes. La culture ne serait plus une arme pour promouvoir l’avènement d’une société plus humaine. Il faudrait y voir surtout les traces d’un passé à « déconstruire » ou à effacer purement et simplement. La laïcité et la république loin d’être les bases de toute émancipation seraient devenues des armes « racistes ». Les notions de droite et de gauche semblent complètement brouillées : la race et la revendication de la censure sont passées à gauche, et on laisse à la droite la plus radicale l’étendard de la laïcité et de la raison. À s’en tenir aux discours qui occupent de plus en plus médias et universités, nous voilà propulsés dans un monde de fous.

Pourtant, la réalité sociale est loin de ces discours hallucinés. Les sociétés dominées par le mode de production capitaliste sont confrontées à des crises profondes qui obstruent l’horizon historique. L’accumulation du capital, sous forme de capital fictif, se poursuit à un rythme effréné et détruit toutes les communautés humaines, réduisant les rapports entre individus aux seuls rapports marchands. L’impératif de la mobilité généralisée et de l’interchangeabilité impose sa loi et brise les liens de solidarité et de combat tissés au cours des décennies. Le précariat généralisé, tel est le destin promis à la plus grande partie de l’humanité sur une planète ravagée par la surexploitation des ressources naturelles menacée d’importants bouleversements climatiques.

Pendant que les États-Unis et de nombreux autres pays parmi les nouvelles grandes puissances adoptent des budgets militaires colossaux et que le contrôle des humains par tous les moyens ne cesse de se développer, la démocratie est en profonde régression, derrière le pluralisme de façade de la société numérique. À la fin du siècle dernier, certains essayistes et hommes politiques avaient pu se sentir autorisés à annoncer une nouvelle ère de paix, de démocratie et de liberté sans frontières. C’est exactement l’inverse qui se produit sous nos yeux. La pandémie due au SARS-Cov2 est l’élément contingent qui cristallise les tendances profondes de l’époque. La « mise sous cloche » de nations entières, l’abrogation sidérante non seulement des libertés publiques, mais aussi des libertés personnelles élémentaires dans les vieux pays démocratiques, le fichage et le contrôle systématique de tous les citoyens, autant d’éléments qui confirment que la société dominée par le mode de production capitaliste contient en son sein les plus puissantes tendances vers le totalitarisme, même si le totalitarisme du XXIe siècle sera sûrement très différent de celui du XXe siècle.

Pour appréhender cette situation, nous disposons d’outils théoriques et méthodologiques, ceux que nous a laissés la tradition de l’école de Marx, ceux de la « théorie critique » (école de Francfort) ou ceux des sciences sociales qui refusent d’être les alibis idéologiques des classes dominantes. Manquent les lieux qui permettent de les mettre en œuvre, sans être soumis à des impératifs commerciaux, à des contraintes institutionnelles fortes. Il est aussi nécessaire de donner le temps de la réflexion, contre la presse de la « turbo-pensée » de l’internet.

Tel est le sens de la revue que nous proposons de lancer : une revue imprimée, à l’ancienne, proposée par un comité éditorial un collectif de citoyens et de militants, de philosophes, de sociologues, d’économistes, de journalistes, de spécialistes ou de non-spécialistes, venus d’horizons politiques divers mais partageant deux convictions communes : la défense de la démocratie et la volonté de se placer du côté des travailleurs et d’œuvrer pour une société plus décente. L’objectif premier de cette revue semestrielle est d’aider à comprendre sous tous ses aspects le monde contemporain et les profondes transformations économiques, sociales et culturelles du dernier demi-siècle. Mais il s’agira aussi d’explorer l’avenir, de proposer des pistes pour un monde meilleur et, à défaut, pour éviter la catastrophe. Bref un renouveau de la pensée socialiste, débarrassée des scories des décennies passées, tant est-il que nous sommes intimement persuadés que la formule de Rosa Luxemburg, « socialisme ou barbarie », est plus actuelle que jamais.

Comité de parrainage (liste provisoire)

Tony ANDREANI, Isabelle BARBERIS, Ludivine BENARD, Omar BOURABA, Antoine BOURGE, Denis COLLIN, Jacques COTTA, Jean-Louis ERNIS, François FERRETTE, Marie-Pierre FRONDZIAK, Diego FUSARO, Gabriel GALICE, Jean-Pierre GARNIER, Raymond MAILLARD, Jérôme MAUCOURANT, René MERLE, Michel PAROLINI